Prendre une journée de maladie pour aller à la plage, oublier la crème solaire et s'en foutre, fumer en cachette, dépasser la limite de vitesse : il y a un plaisir certain à tricher, désobéir, bref, transgresser. Pourquoi les fruits sont-ils plus sucrés quand ils sont défendus ?

Du côté de la psychanalyse: plaisir et jouissance

Mais qu'est-ce que transgresser, au juste ? Transgresser quoi ? Vers quoi, surtout ? Le psychanalyste français Vincent Estellon a publié un Éloge de la transgression, dans lequel il définit l'acte de croquer dans la fameuse pomme comme une véritable « tension, attirance, tentation. Vers quoi ? Une limite au-delà de laquelle luit une promesse de plaisir, d'excitation nouvelle, un changement, une libération », écrit-il.

« Transgresser, c'est le plaisir, la jouissance », renchérit le psychanalyste et auteur québécois Maxime Olivier Moutier. « Nous sommes des êtres de pulsion, à la base ! » Selon lui, cela ne fait d'ailleurs aucun doute : « C'est clair que c'est meilleur si c'est interdit ! »

Mais pourquoi donc ? Les psychanalystes ont été les premiers à constater que les humains avaient un certain « problème » avec la loi, résume-t-il, et surtout, qu'ils « adoraient » être « en dehors » de la loi.

« Transgresser, c'est être en dehors d'une certaine limite, c'est se permettre quelque chose qu'on ne se permettrait pas normalement. »

- Maxime Olivier Moutier, psychanalyste

« C'est dans cet écart entre ce que je peux et ce que je me permets qu'il y a la jouissance », poursuit-il. Et ce, quel que soit l'âge. « Une crème glacée quand les parents ont le dos tourné, c'est bien plus le fun ! », illustre-t-il. « Rouler à 150 sur l'autoroute, ce n'est pas parce qu'on est pressé qu'on le fait, mais parce qu'il y a une jouissance à frôler la mort. » Négocier avec ses parents pour rentrer après minuit, c'est excitant. « Quand on n'a pas d'heure pour rentrer, c'est moins le fun ! »

Ce qui est intéressant, c'est que ces transgressions n'ont d'intérêt que dans certains contextes : traverser à pied sur un feu rouge, c'est excitant. À 3 h du matin ? Nettement moins ! « Parce qu'on n'a pas l'impression d'avoir déjoué la loi ! »

Parions que votre joint de pot sera un peu moins bon quand il sera légal. Pourquoi ? Parce qu'on est comme ça : « dès qu'il y a une loi, on va vouloir la déjouer ».

« Il est essentiel d'avoir des interdits, tout comme il est obligatoire d'essayer de les franchir. »

- Maxime Olivier Moutier

Bien sûr, certains sont plus « soumis », d'autres plus insoumis, disons... Parlez-en aux professeurs des polyvalentes, qui passent leurs journées à « gérer les interdits » : cellulaires, gommes, cigarettes...

À noter : certains interdits sont certes imposés par la société (dans la loi), tandis que les autres sont auto-imposés. On pense aux régimes alimentaires (qu'on s'inflige et auxquels on triche), aux activités physiques (qu'on s'impose et qu'on rate), ou encore à une certaine moralité (on se jure fidélité, puis on se trompe).

Au-delà du plaisir qu'on tire en mangeant une pizza quand on est au régime ou en tournant à droite au feu rouge en ville, bien sûr que tout cela n'est pas sans risque. « C'est sûr que si tu trompes ta femme, tu peux détruire ton couple », résume froidement le psychanalyste. Qu'on se le dise.

« La destruction accompagne cette jouissance. »

- Maxime Olivier Moutier

Car dans la transgression, il y a toujours cette notion d'aller un peu plus loin, plus vite, pour vivre quelque chose d'un peu plus fort. Une fois de plus. Une dernière fois ou une fois de trop ? « Au-delà de la limite permise, il y a peut-être la mort... »

Mais que voulez-vous, l'humain est ainsi fait : difficilement capable de se contenter de ce qu'il a. « Mes patients les plus riches sont aussi les plus endettés... », conclut Maxime Olivier Moutier.

Du côté de la psychologie: nuisance sociale

Pour le psychosociologue français Jacques Salomé, loin d'être une source de jouissance, la transgression est plutôt synonyme de « nuisance sociale ».

Dans un article publié dans la revue Psychologies (« Le temps de la transgression »), l'auteur du Courage d'être soi dénonce ces « façons d'être, de vivre ou de faire qui ne tiennent pas compte des règles minimales de la vie en commun ».

Selon lui, cette « culture de l'imprévisible », du « puisque j'en ai envie, pourquoi se priver » risque aussi de nous projeter dans une « désocialisation » ou, pire, une « insécurité latente, une négation de l'autre ». Bref, mener au chaos.

La psychologue québécoise Florence Marcil-Denault dénonce elle aussi ce qui, pour certains, devient un véritable « mode de vie » transgressif. On pense aux groupes criminels, à la mafia et aux gangs de rue, « une minorité de gens qui vivent dans un monde illicite ».

« Moi, j'y vois une délinquance, une résistance à l'autorité et une sensation vague d'être au-dessus des lois qui font en sorte qu'on vit ensemble. »

- Florence Marcil-Denault, psychologue

« C'est sûr que ça crée un peu de chaos, poursuit-elle. Le danger, c'est le chaos ! »

Mais attention, « transgresser » n'a pas la même signification pour tous, nuance-t-elle. « C'est très interindividuel et subjectif [...]. Pour certains, prendre un crayon dans leur milieu de travail, ça va être la plus grosse transgression de leur vie, illustre-t-elle. Pour d'autres, ça va être de rouler trop vite en auto ou de vivre une infidélité. »

Gare aux jouissances éphémères, poursuit à cet effet la psychologue : le plaisir que l'on tire d'une transgression ne dure que tant que celle-ci est occasionnelle. Si vous prenez un verre de vin un midi ou que vous trompez votre conjoint une fois, peut-être y aura-t-il effectivement énormément de plaisir ou d'excitation. Mais si c'est quotidien ? « Cela devient banal. L'excitation est dans le délai de la satisfaction du plaisir. »

Bref, si vous êtes tenté par une infidélité, comme psychologue, Florence Marcil-Denault vous conseillerait peut-être d'y penser à deux fois. « Je dirais peut-être qu'il est plus intéressant d'être dans l'idée que dans l'action, avance-t-elle. Parce que finalement, oui, il y a un risque [...] et peut-être même de la culpabilité. »

Une culpabilité qui, poursuit-elle, selon la transgression commise, pourra même carrément gâcher le plaisir escompté.

« L'approche du psychologue serait de dire : pourquoi ne pas prendre une minute pour réfléchir aux conséquences du geste ? »

- Florence Marcil-Denault

Quant à savoir pourquoi certains trompent malgré tout leur conjoint, dépassent les limites de vitesse ou « oublient » de payer leurs impôts, la psychologue imagine que « peut-être que dans leur code interne, certains jugent que c'est acceptable ou peut-être raisonnable ». Oui, je sais conduire, je suis prudent, il n'y a personne, donc « j'ai le droit ». Bref, je me justifie et je satisfais ici un plaisir auquel je crois effectivement avoir droit.

« Certains n'auront ici pas l'impression de nuire, mais d'autres seront outrés par ces comportements. »

Son avis ? « Ce n'est pas noir ou blanc, mais nuancé. La psychologue vous dirait qu'il est peut-être plus plaisant d'y penser que de le faire », répète-t-elle.

Qu'on se le dise : « on ne vit pas en îlot. Mais tous ensemble ».

Du côté de la recherche sociale: transgresser pour devenir quelqu'un

Un Québécois sur quatre croit qu'il est légitime de ne pas obéir à certaines lois parce que celles-ci sont stupides, inutiles, bref, illégitimes.

C'est ce qui ressort d'un sondage CROP réalisé en janvier, lequel révèle un certain « fantasme de désobéissance civile » ambiant.

À l'affirmation : « Quand il y a des lois que l'on trouve stupides, il est correct de ne pas leur obéir », 25 % des Québécois (et 21 % des Canadiens) ont en effet répondu par l'affirmative.

« Si ce n'est pas légitime, alors il est légitime de transgresser », résume le président de CROP, Alain Giguère, visiblement amusé par cette enquête.

« C'est fascinant parce que c'est parfaitement légitime, puisqu'on a délégitimé l'institution ! », s'exclame-t-il.

« Et je pense que là-dedans, il y a un plaisir formidable ! »

- Alain Giguère, président de CROP

Statistiquement, poursuit le chercheur, ce sont aussi les jeunes qui sont les plus nombreux à exprimer ce cynisme. « Veut, veut pas, quand on est jeune adulte, il y a un besoin de s'affranchir de l'autorité et de devenir quelqu'un. Il y a une fierté, un plaisir là-dedans. »

Alain Giguère raconte souvent à la blague que lorsqu'il étudiait au cégep, à Jonquière, lui et ses camarades de classe ont multiplié les grèves étudiantes. « Tous les gars aujourd'hui sont juges, politiciens, ce sont devenus des élites dans la société en s'affirmant et en devenant quelqu'un ! »

Défier l'autorité est un jeu, poursuit-il : « Il y a un frisson, c'est le plaisir du risque, oui, il y a des conséquences qui peuvent être plus ou moins graves, mais si vous réussissez à être plus brillants que l'autorité, il y a là un plaisir formidable ! »

Son enquête révèle aussi que la proportion des rebelles potentiels va en augmentant avec le temps. À la même question en 2004, seuls 16 % des Québécois avaient répondu par l'affirmative, une progression de près de 10 points. « Comme si la société dans sa rigidité et ses contraintes provoquait [aujourd'hui] une certaine révolte chez les jeunes », avance-t-il.

Pour le président de CROP, les manifestations les plus communes de cette désobéissance civile ou petite délinquance sont : dépasser les limites de vitesse, frauder l'impôt, travailler au noir, consommer de la drogue, boire avant l'âge, etc.

Et non, ces gestes ne sont pas sans intérêt, croit-il. Au contraire.

« On est dans le besoin inhérent de s'affirmer et de vivre des frissons. »

- Alain Giguère

Évidemment, personne n'a le même « élastique » de transgression, dit-il, et il y a une ligne que certains ne franchiront jamais, alors que d'autres le feront, à leurs risques et périls.

« Peut-être qu'il y a des gens qui ont moins ce besoin-là, mais à un moment donné, on craque, conclut-il. Parce que le besoin de casser la baraque, surtout quand on est jeune, est fondamental. »