Pour la première fois au Canada, plus de femmes que d'hommes décrochent un diplôme d'études postsecondaires. Les cégeps du Québec, selon les dernières statistiques de la rentrée 2013, comptent 58% de filles et 42% de garçons. Mais les femmes demeurent minoritaires dans les rôles de leadership alors que les professions comme infirmière ou enseignante restent des chasses gardées très féminines. Comment imaginer un monde idéal où les professions n'auront pas de sexe?

Quand il a commencé comme infirmier, au début des années 80, Steeve Bonenfant était un oiseau rare dans une forêt peuplée de vaillantes soignantes. «Plus que mes consoeurs, j'ai eu beaucoup de facilité à être reconnu et accepté par mes confrères médecins, que je tutoyais et avec qui j'ai lié des amitiés», relate ce chef d'unité à l'hôpital Jean-Talon, qui soutient que les hommes amènent dans la profession une approche différente des soins.

«Quand j'ai eu à soigner des gens en phase terminale, mon empathie m'a aidé à soutenir les gens tandis que certaines de mes consoeurs pouvaient être vite submergées par les émotions.»

S'il a décidé de devenir infirmier plutôt que, disons, plombier, c'est qu'il était investi par la «vocation», affirme Steeve Bonenfant. Mais encore aujourd'hui, il fait partie d'une minorité d'hommes qui se dirigent vers cette profession qui n'est pas considérée comme parmi les mieux rémunérées.

À l'Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ), on confirme que la profession se masculinise à pas de tortue sous somnifères. «En 2012-2013, on a traversé pour la première fois la barre des 10% d'hommes, pour l'ensemble des effectifs», dit Daniel Marleau, statisticien à l'OIIQ. Fait intéressant: il y eut un temps, dans les années 80, où les hommes composaient 15% de la profession. Mais le virage ambulatoire et les mises à la retraite des années 90 ont assombri les perspectives d'emploi, ce qui a refroidi la relève masculine.

Si les messieurs sont si minoritaires dans les sciences infirmières, c'est peut-être, aussi, parce que les soins infirmiers ont longtemps été affaire de femmes. Rappelons qu'avant 1970, la profession d'infirmière était pratiquement fermée aux hommes. Soeur Thérèse Pailleur, qui a été professeure et directrice des études chez les religieuses hospitalières de Saint-Joseph, raconte que les jeunes recrues qui suivaient les traces de Jeanne Mance devaient démontrer certaines qualités fondamentales.

«Parfois, on n'était pas certaines qu'elles avaient la vocation. On restait près d'elles, pour les conseiller et voir comment elles évoluaient. En général, celles qui restaient avaient certaines qualités, comme la compassion et le sens des responsabilités. Comme c'est une profession où on a affaire à des humains, il fallait qu'elles aient en elles un amour des autres et un désir de les guider, de les assister», explique la religieuse devenue archiviste pour la congrégation des Hospitalières.

L'Hôtel-Dieu, en revanche, a été parmi les premières écoles à admettre de futurs infirmiers, vers la fin des années 40. «La religieuse qui dirigeait l'école ne trouvait pas ça normal que nous n'admettions pas les garçons. Nous en avons donc admis quelques-uns.»

La falaise de verre

Bien sûr, si les hommes se font timides dans les domaines comme les soins de santé ou l'enseignement primaire et secondaire, ils dominent toujours certains secteurs. Même si, en 2011, les femmes représentaient 59,1% des diplômés universitaires, elles choisissent toujours en majorité des métiers comme adjointe administrative, infirmière, caissière et enseignante.

Steven H. Appelbaum, professeur de gestion à la John Molson School of Business, s'est penché sur les raisons qui expliquent la difficulté qu'ont les femmes à accéder à des rôles de pouvoir. «Au MBA, mes classes sont composées en moyenne de 40 à 45% de femmes. Elles sont de meilleures étudiantes, ont de super qualités relationnelles, écrivent mieux, sont de meilleures chercheuses... Mais pourquoi, au final, ce sont les gars qui décrochent les meilleurs postes? C'est ce que j'essaie de comprendre», évoque ce psychologue industriel, qui a inventé le concept de «falaise de verre» (en référence au plafond de verre) pour conceptualiser un modèle fréquent.

«Celles qui aspirent à des postes de leadership tombent souvent dans le piège de tenter leur chance pour des "postes à risque", c'est-à-dire des fonctions où les chances de se planter sont grandes. On les place au sommet de la falaise en disant "bonne chance" et, quand elles dégringolent, elles se font dire: "Tu vois, je t'avais dit que tu ne réussirais pas." Mais les gars ne prennent pas de tels risques, parce que le boys club leur laisse plus de choix: lorsqu'on leur propose des postes à risque, ils préfèrent passer leur tour et attendre une meilleure occasion.»

Celles qui veulent faire leur marque dans le monde des affaires doivent-elles forcément montrer les poings et se transformer en lionnes? Pas selon Steven H. Appelbaum, qui soutient que la gentillesse, la douceur et l'habileté relationnelle sont des atouts d'un leader.

«Le côté bourru, c'est bon pour les films. Mais dans la vraie vie, les gens veulent être traités avec des égards, pas bousculés par une sorte de Donald Trump!»

Vers un «Chapeau, les gars!»?

Selon Gilles Tremblay, professeur à la faculté des sciences sociales de l'Université Laval, les statistiques sur le fossé académique et professionnel entre hommes et femmes doivent être envisagées avec un certain recul.

«Si l'on compare à il y a 40 ans, on dénombre plus de garçons dans les cégeps. Mais quand on regarde la question de la réussite scolaire, la réalité inquiétante est le décrochage des gars au secondaire», exprime le chercheur. Avec des possibilités d'emploi limitées pour ceux qui terminent les études avec un DES ou moins, le marché du travail devient de plus en plus inhospitalier pour les jeunes hommes qui arrêtent les études avant le cégep.

Pour Gilles Tremblay, il importe aussi de se questionner sur la valorisation sociale des emplois. «Pourquoi être travailleuse sociale est moins valorisé qu'être ingénieur? Le salaire est loin d'être le même, pour une formation d'une durée équivalente! Quand on regarde ça, on se dit que, socialement, on trouve moins important de se préoccuper de nos enfants que de construire un immeuble.»

Pour raccrocher les gars et favoriser une mixité professionnelle, faudrait-il mettre sur pieds des programmes du type «Chapeau, les filles!», qui a pour but d'encourager les filles à se lancer dans des métiers «non traditionnels»?

L'idée est réaliste, estime Gilles Tremblay. «En Norvège, un projet-pilote a été instauré pour augmenter le nombre d'éducateurs dans les garderies. En même temps, on a augmenté les semaines consécutives de congé parental pour le père, avec le principe que si on veut favoriser le partage des tâches domestiques, l'équité doit se prolonger à l'extérieur du foyer.»