Stéphanie Deschênes a commencé sa lettre sans préambule, comme quelqu'un qui entre dans une pièce sans faire toc-toc. «Moi, je vais te parler de l'amour. Pas de l'amour passionnel, pas de l'amour charnel, non. De l'amour gratuit et vrai, celui qui donne des racines à un être...»

Stéphanie est née en 1975. Sa mère espérait qu'en tombant enceinte, elle forcerait l'Américain dont elle était la maîtresse à faire sa vie ici, à Montréal.

Ça n'a pas marché. L'Américain n'a pas mordu à l'hameçon.

Et sa mère en a comme oublié d'aimer bébé Stéphanie, qui n'avait pourtant rien demandé à personne.

«À quelques jours de vie, ma mère m'a donc placée en pension du lundi au vendredi chez un couple de lesbiennes de la rue Marie-Anne...»

Heureusement, la mère avait encore quelques miettes de bon sens: elle a réalisé que le couple nourrissait mal Stéphanie en plus de ne pas être très assidu dans le rayon du changement de couches. Elle a fait ce que les mères n'aimant pas leur poupon mais qui sont néanmoins responsables font: elle a trouvé une autre pension pour Stéphanie.

«L'amour, écrit Stéphanie, commence ici.»

Dans le nord de la ville, chez Madeleine et Clément Leboeuf et leurs deux enfants, Andrée et Pierre. Stéphanie a un mois et demi.

Une famille, m'écrit Stéphanie, où l'air est léger, où ça sent les plats qui mijotent tranquillement pendant que la p'tite radio dans la cuisine syntonise CJMS. «C'était chez moi.»

Sa «vraie» mère? Aux abonnés absents. C'est Mado qui traînait la petite Stéphanie chez le dentiste, chez le médecin. C'est Mado qui l'a accompagnée jusqu'à la cour d'école, à la rentrée de maternelle. C'est Mado et Clément qui lui ont appris à parler, à marcher, à patiner. Qui mettaient du Mercurochrome sur ses scratchs de genou d'enfant.

Des parents, quoi.

«Maman, pour moi, c'était Mado. Même si je ne l'appelais pas Maman. Mado, c'était le réconfort. Elle sentait la maman.»

***

Puis, à 7 ans, sa mère, sa vraie mère, s'est fait un nouveau chum. Celui-là est resté, quand elle est tombée enceinte. Se disant sans doute que la photo serait plus jolie avec sa petite fille exilée dans Saint-Michel, elle a décidé de la rapatrier.

Dans le petit café de la rue Sainte-Catherine où Stéphanie me raconte ce jour noir, elle se souvient de chaque détail des moments qui ont précédé l'arrivée de sa mère, qui allait l'arracher de sa famille.

Juste pour te montrer comment Mado pensait à moi, dit Stéphanie, elle avait transformé mon départ en fête. Il y avait des ballounes partout.

En attendant qu'on lui arrache Stéphanie, Mado la berçait.

Stéphanie, blottie contre Mado, a levé les yeux.

- Tu pleures, Mado?

- Moi aussi, je suis triste.

En descendant les trois petites marches de l'escalier, devant la maison, du haut de ses 7 ans, Stéphanie savait que sa vie allait changer.

Elle n'avait pas tort.

De négligences en taloches à la maison, Stéphanie est devenue turbulente à l'école. En 1re secondaire, signalement à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). La mère a nié les histoires de sa fille. La DPJ a fermé le dossier.

À 13 ans, Stéphanie a avalé toutes les pilules de codéine de sa mère, après avoir écrit une lettre «où elle a raconté tout ce que le bonhomme lui faisait». Sa mère a brûlé la lettre. La DPJ l'a envoyée au centre d'accueil, «le 11 mai 1988».

Mado, elle, voulait reprendre Stéphanie à la maison. Refus de la mère. À 18 ans, larguée par la DPJ, elle a rejoint la faune de la rue, avec les punks et les autres révoltés de la vie.

Bien sûr, elle s'est gelé la gueule pour oublier.

Bien sûr, elle a sombré dans tout ce qui vient avec la rue et l'héroïne...

Pardonnez le cliché, mais lors des premiers pas de Stéphanie dans le monde adulte, il y avait Mado et Clément comme un phare, au loin, dans la nuit. Petite lueur faible, mais toujours allumée...

Stéphanie n'osait pas aller les visiter. «J'avais trop honte de moi. Je savais que je leur faisais de la peine.»

Pas grave. Mado lui disait, au téléphone, que la porte serait toujours ouverte pour Stéphanie. «À chaque anniversaire, à chaque Noël, j'ai toujours reçu une belle carte de Mado et de Clément. Avec un long mot d'amour et d'encouragement. Tsé, quand tout l'espace de la carte est rempli de mots? C'était comme ça. Là où ma mère, face à la drogue, me disait: Comment tu peux me faire ça?, Mado, elle, m'écrivait: C'est pas grave que t'aies rechuté! Un jour, ce sera la bonne!»

Puis, un jour, ce fut la bonne, justement. Stéphanie a fini par divorcer de l'héroïne pour de bon. Elle a recommencé à voir Mado et Clément. En 2009, quand sa mère est morte, c'est avec eux qu'elle est allée aux funérailles de cette mère qui n'en fut pas une.

«Quand elle est morte, moi, j'ai commencé à vivre. Je n'étais plus le parasite de quelqu'un.»

***

Pour une femme au si grand coeur, il est ironique de savoir que Mado avait reçu une greffe cardiaque en 1989.

Après deux décennies de loyaux et réguliers battements, le coeur de Mado a commencé à défaillir. Les allers-retours à l'hôpital Royal Victoria ont commencé à se multiplier. Stéphanie y accompagnait Mado. En 2011, elle a commencé à dépérir...

À l'hôpital, à côté du lit où Mado attendait la mort, il y avait Clément et leurs enfants, Andrée et Pierre. Et Stéphanie. Stéphanie qui a lavé Mado, qui a changé ses couches, qui a essuyé ses larmes, qui a libéré la gorge de Mado de ses sécrétions...

Une fille qui veille sa mère, quoi.

Le 2 avril 2011, au Royal Vic, Madeleine Leboeuf, née Grondines, est morte. Elle avait 70 ans.

Dans le café, Stéphanie cherche sa bourse sous la table, y repêche le portefeuille, en sort un morceau de papier journal, le déplie pour moi. L'avis de décès. On peut y lire: Outre son époux, elle laisse dans le deuil ses enfants Andrée, Pierre, Stéphanie...

***

Quand elle a lu que j'allais écrire sur l'amour, Stéphanie s'est donc invitée sans cogner dans ma messagerie.

«Cet amour-là, qu'ils m'ont donné jusqu'à l'âge de 7 ans, ça m'a permis de savoir que nonobstant l'enfer que j'avais vécu, j'avais encore la possibilité d'accéder au bonheur. Les liens qui se bâtissent avec les personnes qui nous aiment et qui nous donnent une base solide dans la vie sont indestructibles.»

Aujourd'hui, toutes les deux semaines, Stéphanie monte à Laval, pour passer une journée avec «Tonton» Clément. Elle est encore sobre. Un jour, avec son chum, elle aimerait bien accueillir chez elle un enfant que la vie a fait échouer à la DPJ. Stéphanie le sait dans sa chair: l'amour d'une mère n'est pas toujours lié à l'ADN.

Photo Hugo-Sébastien Aubert, La Presse

Stéphanie Deschênes et celle qui a été sa vraie «mère», Madeleine Leboeuf.