Elles sont majeures, professionnelles, célibataires  ou pas. Et pour toutes sortes de raisons, elles ont décidé de payer pour des caresses, de la tendresse et du sexe. Bref, pour jouir. Portrait d'un phénomène tabou, méconnu et, surtout, sous-estimé.

Pourquoi pas moi?

«Dans la vie, je donne, je donne. Là, c'est comme si je décidais non seulement de demander, mais de m'offrir quelque chose à moi.»

Catherine * a 52 ans. Mariée depuis 30 ans, mère de deux enfants, elle vient de se payer un «massage tantrique», orgasmes inclus. Elle a trouvé son «masseur» érotique dans une petite annonce sur internet.

Attablée dans un restaurant à déjeuner de la Rive-Sud, rouge comme une tomate, la coquette quinquagénaire confie qu'elle ne regrette rien. Au contraire. Elle compte même y retourner, pour s'abandonner à nouveau à un total étranger. Revivre cet «abandon» sans «relation»: «J'avais l'impression d'être en vie, allumée. Ça, ça me manque énormément...»

Parce qu'avec son mari, enchaîne-t-elle, ça n'a jamais été «ça». Une agression sexuelle à l'adolescence lui aurait « jammé la machine », croit-elle. En 30 ans de vie commune avec le père de ses enfants, le sexe avec lui ne l'a d'ailleurs jamais fait «triper». Le massage érotique? À cette question, ses yeux se remplissent de larmes.

«C'est comme si j'avais été chercher quelque chose de vital. [...] Mais c'est clair que si j'avais tout ce dont j'ai besoin dans ma relation, je n'aurais pas besoin d'aller là...»

Tabou, le phénomène des femmes qui se payent des services sexuels commence tranquillement à faire jaser, notamment depuis la diffusion de la téléréalité américaine Gigolos, laquelle a mis en scène, pendant pas moins de six saisons, des hommes, hétéros, escortes de l'agence Cowboys for Angels, avec leurs nombreuses clientes. Au Royaume-Uni, le Sun rapporte que l'agence d'escortes pour femmes gentlemen4hire.com, la toute première du genre, fondée il y a 10 ans, reçoit aujourd'hui pas moins de 1000 visites par jour. À Montréal, les petites annonces destinées aux femmes uniquement existent, mais demeurent marginales.

Témoignages de clientes

De manière générale, les clientes ne se vantent d'ailleurs pas. Elles restent dans l'ombre. Entre autres parce que l'achat de services sexuels est illégal au Canada, mais aussi de peur d'être jugées.

Au fil du temps, nous avons néanmoins récolté quelques témoignages, qui ont été racontés dans le cadre de la rubrique Derrière la porte. D'abord, il y a eu Jocelyne, une femme dans la quarantaine qui se payait une escorte (une femme cette fois), question d'assouvir un «fantasme» et de ne pas «passer à côté de ça».

Puis, Hélène, jeune cinquantaine, qui nous a raconté avoir eu recours à un «masseur», en apprenant que son mari se payait des escortes à son insu. «Je voulais essayer ça, moi aussi: tu payes, puis tu as du sexe.» Et finalement Sophie, 50 ans, rencontrée cet hiver: «À un point dans ma vie, je me suis dit: that's it, j'engage un straight male escort.» Pourquoi? Parce qu'elle en a les moyens, que les sites de rencontres sont énergivores, qu'elle n'a «jamais pogné» dans les bars et que les jouets, ça manque de «chaleur», nous a-t-elle expliqué. Et puis parce qu'elle a des besoins physiques à combler, surtout.

L'avis de l'escorte

Maxime Durocher a 44 ans. Il est l'un des rares hommes à s'afficher ouvertement comme escorte à Montréal.

Il milite aussi activement pour la reconnaissance des droits des travailleurs du sexe. C'est lui qui a «ouvert» le marché ici en 2011, croit-il. D'après lui, le phénomène serait encore embryonnaire au Québec. Une poignée de femmes seulement s'offriraient de tels services.

«C'est un service entre deux personnes consentantes.»

Sur son site, il offre aussi des «services» précis: «câlins», «intimité» ou «kink». Le tout suit généralement une sortie (resto ou autre) pour environ 300 $ l'heure. Qui sont ses clientes? Des femmes de 35 à 65 ans avec de l'argent, pour la plupart des «régulières» avec un «besoin», dit-il. «Elles sont seules, ou veulent s'offrir un cadeau, explorer ou reprendre contact avec leur sexualité.»

Dans la culture populaire, le personnage d'une femme cliente a été très «peu vu», signale la féministe Martine Delvaux. Hormis Miss Sloane, thriller politique de 2016, dit-elle. «Ça sert le portrait d'une femme autoritaire, de carrière, dans la représentation populaire, je crois.»

Mais Maxime Durocher rejette ce stéréotype. Il est très difficile de tracer un portrait type, fait-il valoir. Tout comme celui des hommes clients d'escortes, d'ailleurs. Chaque client, homme ou femme, a ses motivations. «Les hommes, eux aussi, vont chercher de la compagnie. On est tous des êtres humains. Et on va chercher une chaleur humaine.»

Et c'est aussi comment Catherine perçoit la chose. «J'ai payé pour aller chercher quelque chose qui me manquait, conclut-elle. Parce que c'est un besoin vital. [...] Oui, je le recommanderais. Parce que c'est une façon sécuritaire et respectueuse d'obtenir quelque chose qui nous manque.»

* Les prénoms des femmes qui ont accepté de se confier à nous sont fictifs, pour protéger leur anonymat. Rappelons que l'achat de services sexuels est illégal au Canada.

Ce que dit la loi

D'après la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation, l'achat de services sexuels est une infraction au Canada. «La loi n'est pas différente que ce soit un homme ou une femme», précise Michel Bourque, commandant au module Exploitation sexuelle du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Cela dit, des femmes, criminalisées à titre de clientes, «on n'en a pas souvent», ajoute le commandant, qui n'en a «personnellement» jamais vu. De son côté, l'escorte ou le «masseur» n'est pas non plus ciblé. «Il y a immunité pour toute personne qui offre ses propres services ou en fait la publicité, précise-t-il. Nous, ce sur quoi on enquête, c'est l'exploitation sexuelle.»

Photo Ivanoh Demers, La Presse

Maxime Durocher a 44 ans. Il est l'un des rares hommes à s'afficher ouvertement comme escorte à Montréal.

Une clientèle méconnue

Le sujet est méconnu et le phénomène, sous-estimé. Pourtant, les femmes qui payent pour du sexe existent, consomment et, de plus en plus, témoignent. Une chercheuse britannique a enquêté. Entrevue.

«L'hypothèse dominante, c'est de toujours considérer les hommes comme les clients, les femmes comme les travailleuses. Or moi, je conteste cette hypothèse dominante.»

Professeure de criminologie à l'Université de Lancaster, au Royaume-Uni, Sarah Kingston a dirigé l'une des rares enquêtes sur le phénomène des femmes qui s'offrent des escortes, que ce soit pour les accompagner plus ou moins chastement à une soirée ou pour passer une demi-heure de bonheur.

Elle publiera prochainement un article dans la revue scientifique Sexuality, ainsi qu'un livre chez Routledge: Women Who Buy Sex: Intimacy, Companionship, and Pleasure (Les femmes qui payent pour du sexe: Intimité, compagnonnage et plaisir).

D'après une collecte de données qui s'est étirée sur plusieurs années, le nombre de profils d'escortes masculines en ligne au Royaume-Uni aurait explosé. De 2010 à 2015, il aurait triplé, passant de 5000 à 15 000. «La clientèle est donc là!», dit celle qui se bute toutefois à un stéréotype «culturel» tenace et surtout hétéronormatif (tant dans l'imaginaire populaire qu'en recherche) selon lequel c'est, d'un côté, toujours la femme qui vend les services sexuels et, de l'autre, toujours l'homme qui les achète.

«Nous avons été socialisés culturellement à voir les hommes comme des prédateurs, proactifs sexuellement, avec des moeurs plus légères. Mais ça commence à changer.»

Tranquillement, la chercheuse dit voir apparaître une forme de «reconnaissance» du fait que les femmes, elles aussi, peuvent être proactives en matière de plaisirs et de désirs. En témoigne, notamment, l'apparition de boutiques érotiques ciblant directement les femmes, offrant des jouets exclusivement voués au plaisir féminin, et ce, dans toutes les grandes artères du pays. «Dans une société prude comme la nôtre [le Royaume-Uni], dit-elle, c'est un énorme bouleversement.»

Évidemment, si cette clientèle existe, c'est qu'elle en a les moyens. Or, d'après elle, le phénomène serait loin d'être nouveau. De tout temps, au Royaume-Uni, certaines femmes ont eu une forme ou une autre de pouvoir économique, dit-elle. «On peut penser à l'époque victorienne, où des femmes, dans la société, avaient beaucoup de pouvoir.» Si elles étaient jadis plus subtiles (offrant des cadeaux ou payant des repas à leurs compagnons potentiels, par exemple), ce qui est inusité, depuis l'apparition des petites annonces sur l'internet, notamment, c'est l'aspect «explicite, direct et intentionnel» de la chose.

Une culture de la consommation

Dans le cadre de ses recherches, Sarah Kingston a interrogé 12 «clientes». Qui sont-elles? Des femmes «tout à fait ordinaires», souvent aisées, certaines s'offrant une escorte par année, d'autres des services plus réguliers.

Ce qu'elles cherchent? De tout: certaines ne veulent que du sexe («c'est tout ce qu'elles veulent»), d'autres cherchent une «boyfriend experience», ou encore un homme avec des «attributs particuliers», ou pourquoi pas une «expérience éducative», en solo ou en couple.

Pourquoi ne vont-elles pas tout simplement dans un bar, ou sur un site de rencontre? Faute de temps et d'énergie, résume la chercheuse, par souci de discrétion (si elles sont mariées), et puis parce que c'est tout simplement beaucoup plus simple et surtout plus sûr.

«Elles peuvent avoir ce qu'elles veulent, quand elles le veulent, dans un contexte délimité.»

Une «consommation» qui ressemble à bien des égards à celle des hommes, fait-elle d'ailleurs valoir. «Hommes et femmes, nous vivons dans une culture très similaire: une culture de la consommation. On cherche des trucs spécifiques, des gens précis, des relations particulières.»

Ce qui est particulier, c'est que les travailleurs du sexe (elle en a interrogé 38), eux, voient la clientèle féminine comme plutôt différente («plus sensuelle, passionnée»). «C'est intéressant, mais on peut se poser la question: est-ce une vraie différence ou une simple perception? Ou alors, est-ce que les clientes ont été socialisées différemment pour agir ainsi? Ça mérite d'être discuté.»

Encore une fois, ces femmes ne voudraient-elles pas une «vraie» relation? Certaines, en effet, disent que oui. «Mais encore une fois: est-ce une attente dictée par notre socialisation? Peut-être assiste-t-on au contraire à une évolution des attentes des femmes en relation?»

Quoi qu'il en soit, Sarah Kingston note que les femmes qu'elle a rencontrées se sentent toutes «libérées, et surtout libres de faire ce qu'elles veulent», dit-elle. Comme les hommes? Non: «Sans se conformer aux normes des hommes», nuance-t-elle.

Illustration La Presse

L'avis de sexologues

Trois sexologues analysent pour nous le phénomène.

Renée Lanctôt, sexologue et coach sexuelle à Vancouver

«Moi, je le recommande!»

«Définitivement», dit celle qui n'a pas peur de choquer. Parce qu'elles sont trop occupées, n'arrivent pas à trouver de partenaire, parce qu'elles ont des difficultés en matière de socialisation, ont peu d'amis, sont handicapées... Les raisons d'avoir recours à de tels «services» ne manquent pas, commente la coach sexuelle, qui réclame aussi la légalisation du plus vieux métier du monde. «Il y a des gens qui ont un manque extrême de connexion. Pour ces personnes-là, à cent milles à l'heure, c'est un besoin, et elles devraient avoir accès à quelque chose.» Et les autres? Renée Lanctôt se félicite de voir de plus en plus les femmes prendre ici «leur sexualité en main». «Pourquoi pas, si ça les fait se sentir bien?» Un seul conseil, pour conclure: «Ne tombez pas en amour! Surtout pas. Mais si vous avez un besoin corporel, pourquoi pas? C'est un problème que vous pouvez régler avec de l'argent!»

Pascale Robitaille, sexologue clinicienne, spécialiste des travailleuses du sexe

«Un service qui peut combler des besoins [...], comme chez les hommes.»

La clinicienne voit souvent des clients, mais à ce jour jamais de clientes, de l'industrie du sexe. «Mais j'entends des histoires», dit celle qui côtoie professionnellement plusieurs escortes. D'après elle, des femmes peuvent avoir recours à une escorte (femme) pour «clarifier leur orientation sexuelle, essayer de nouvelles pratiques, explorer ou échanger». Selon Pascale Robitaille, cette clientèle est aussi «sous-estimée» et certainement en croissance, notamment à cause de la visibilité plus positive des travailleuses du sexe dans les médias, depuis quelques années. Non, elles ne sont pas toutes droguées ou «pimpées», «plusieurs sont des travailleuses indépendantes», dit-elle. Si ça n'est «pas pour tout le monde», notamment si, moralement, votre conscience s'y oppose, le recours à une escorte peut «combler des besoins affectifs et personnels», exactement comme ce qu'on observe chez les hommes, avance la sexologue. On assiste d'ailleurs peut-être ici à une petite «évolution culturelle».

Vincent Quesnel, sexologue clinicien et psychothérapeute

«Ça ne fait pas partie de mon approche.»

Non, Vincent Quesnel ne recommandera jamais à une femme de payer pour des services sexuels. «Je vais toujours privilégier une démarche où la femme va procéder de façon autre qu'utilitaire pour arriver à combler ses besoins relationnels», dit-il. Tout comme pour un homme, faut-il préciser. Reste que «c'est un choix». Et qu'il n'est pas non plus «contre». «Les hommes, de tous les temps, l'ont fait, je ne vois pas pourquoi les femmes ne se le permettraient pas!» Les femmes risquent en prime bien moins de se faire juger que les hommes, croit-il (parce qu'on ne les accusera jamais «d'exploiter ces hommes-là...»). Il croit d'ailleurs que le phénomène témoigne d'un «changement culturel» en matière de «besoins sexuels et affectifs». «Les femmes sont de plus en plus indépendantes, et en vieillissant, peut-être que leurs besoins sexuels ne sont pas toujours remplis par les hommes de leur âge. Un service d'escorte permet d'assurer un certain plaisir qu'elles n'ont peut-être jamais eu de leur vie!» Dans la littérature scientifique, poursuit-il, le fantasme de l'homme pour la putain est très bien documenté. Peut-être y aurait-il aussi un fantasme de la femme pour l'homme «prêt à tout faire»?

Illustration La Presse

Confidences d'un gigolo

Il s'appelle Benoît. Il a 46 ans. De beaux yeux clairs. Un sourire doux. Et dans la vie, depuis deux ans, il fait des caresses.

Il dit qu'il donne de la «tendresse», mais dans les faits, il donne surtout de la jouissance. Sa mission: réveiller les sens de celles qui les ont éteints. Pour femmes seulement.

Sur son site internet, aucune ambiguïté: «détente», «excitation», «surprise sensorielle» sont au menu. «C'est un massage sensuel où tout le corps peut être massé», «personnalisé, qui s'adapte à vos besoins et désirs», avec «sélection des parties du corps à privilégier ou à bannir».

Son «marché cible»: les femmes qui n'ont pas été touchées depuis plus d'un an, dit-il, rencontré dernièrement autour d'un chocolat chaud, dans un restaurant de la Place Versailles. Dans un monde idéal, il offrirait ses services aux femmes battues, pourquoi pas aux mères seules, aux personnes handicapées physiques ou mentales. «Je serais game! À la base, tout le monde a droit à des caresses et à de la tendresse!»

À l'inverse, il ne veut rien savoir des femmes mariées qui cherchent à mettre un peu de piquant dans leur couple. «C'est zéro ça, le but! insiste-t-il. Je ne veux pas être le nouveau vibrateur du mois.»

Benoît a accepté de nous rencontrer pour nous parler de son «sideline» (il a un autre emploi, comme travailleur autonome), mais il ne veut surtout pas qu'on écrive son nom de famille. «Mes parents vont à la messe tous les dimanches!» Ses amis sont persuadés qu'il est «pervers», et disent de lui qu'il est un «gigolo». Pervers, non, mais gigolo, peut-être («oui, un peu»), dit-il en souriant, tout en maintenant qu'il a néanmoins ici une «mission». 

«Je fais du bien au corps et à l'âme!»

Techniquement, ses clientes (plus d'une centaine depuis qu'il a commencé, âgées de 40 à 65 ans, principalement) prennent donc rendez-vous (pour 60, 90 ou 120 minutes), se couchent nues sur une table et se font «masser» ou caresser doucement, selon les zones entendues. Il se défend ici de les masturber. «C'est plus doux. Il n'y a pas de va-et-vient.»

Entre lui et une masseuse érotique, il y a un monde, croit-il aussi. «L'homme veut venir. La femme, ce n'est pas ça le but. Elles veulent être touchées, caressées. C'est une méchante différence.»

L'argent est pour lui une habile barrière, qui empêche aussi qu'il y ait attachement. Il ne cache pas avoir sauté la clôture et couché quelques «rares» fois avec des clientes, mais toujours hors du lieu de travail. Et toujours sans lendemain, précise-t-il.

Si la vague #metoo l'a interpellé? Tout à fait, dit-il. Mais il n'a aucune crainte de son côté. «Ça se fait à 800 % dans le respect.»

Il ne se considère d'ailleurs pas comme un «travailleur du sexe», mais trouve que son travail devrait être légal. Parce qu'il n'y a pas de proxénète ni aucune exploitation dans le décor, et surtout parce qu'à quelques détails près, il fait un travail de massothérapie. «Un massage, c'est légal, mais si on touche les seins, c'est illégal?»

Et maintenant, la grande question: comment et surtout pourquoi devient-on ainsi «masseur» dans la vie? Benoît nous explique en toute franchise qu'il est célibataire, qu'il attend le grand amour, et que la minute où il va le rencontrer, il va cesser ses activités. Mais en attendant, comme il a toujours beaucoup aimé «donner», il a trouvé ce moyen de «combler [s]on besoin». Lucide, il éclate de rire: «Non, ça n'a pas de bon sens, je suis payé pour faire ça!»

Illustration La Presse