Il est preuve d'amour, aveu du désir, prélude au corps à corps. Le baiser n'est pas qu'un symbole fort, c'est aussi une douceur ou une impulsion qui culbute les sens... et dont certains se passeraient pourtant volontiers. Peut-on aimer et désirer sans s'embrasser? Notre journaliste Alexandre Vigneault explore l'idée voulant que le baiser soit un indicateur infaillible de la santé du couple.

CES AMANTS QUI NE S'EMBRASSENT PAS

Séparée depuis quelques années, Caroline* a retrouvé l'amour. « Il me tricote le coeur. Il rajoute des piles de rires dans ma tête », dit-elle au sujet de ce gars qui, désormais, la comble. Enfin, presque. Son Roméo a un défaut de fabrication : il n'est pas fort sur les baisers. Il s'est forcé au début, mais a fini par avouer qu'il n'aimait pas vraiment mêler ses lèvres à celles d'une autre. Encore moins sa langue.

Son homme « idéal » donne tout au plus des « petits becs comme dans La Planète des singes ». « Ça m'a fait un gros coup, parce que je trouve ça important pour développer l'intimité et la connexion avec l'autre, avoue la femme dans la jeune quarantaine. Je n'étais pas certaine de croire qu'il n'aimait pas ça, comme si ça ne se pouvait pas. »

Elle n'est pas seule à devoir faire le deuil des baisers mouillés. Émilie et son amoureux ne sont pas non plus adeptes du french kiss. La jeune femme dans la vingtaine ne s'en plaint pas: elle n'aime pas ça elle non plus. Elle n'aurait toutefois pas dédaigné d'autres types de baisers. Or, il n'aime pas embrasser. Elle n'a droit qu'à de petits becs, « comme à la maternelle ». Même au lit.

Deux femmes face à des hommes qui n'aiment pas embrasser, est-ce que le baiser aurait un sexe? « Je vois plus de femmes qui s'en plaignent », confirme la sexologue Sylviane Larose, sans bien sûr conclure que les hommes s'en passeraient volontiers. Même si les amants de Caroline et Émilie n'ont pas voulu parler dans le cadre de ce reportage, La Presse a en effet croisé sur l'internet plusieurs témoignages d'hommes qui souffraient de l'absence de baisers dans leur relation amoureuse.

UN « CÂLIN SYMPATHIQUE »

Un homme qui n'embrasse pas, ou du moins peu, on en a déniché un de l'autre côté de l'Atlantique. Il s'appelle Alexandre Lacroix, c'est un prolifique écrivain et essayiste qui a consacré un livre au baiser (Contribution à la théorie du baiser) après que sa compagne lui eut reproché de ne pas l'embrasser assez...

« Pour un homme un peu pragmatique, le baiser, c'est un câlin sympathique, mais quand est-ce qu'on passe aux choses sérieuses? », résume l'auteur à l'autre bout du fil. Sa formule fait écho à une explication qu'on croise souvent lorsqu'on s'intéresse aux hommes qui embrassent peu: pour eux, le baiser serait d'abord un pas vers autre chose. Annie* reconnaît ce cliché. « S'il [m'embrassait], nous devions faire l'amour dans la minute qui suivait », écrit-elle à propos de son ex.

En poussant sa réflexion, Alexandre Lacroix a toutefois fait ce constat: « Même pour quelqu'un qui n'embrasse pas souvent et qui n'y pense pas souvent, la vie est jalonnée de baisers importants. Et ça, je crois que c'est important pour les hommes et les femmes. » Il songe aux premiers émois amoureux dans la cour d'école, à l'éveil à la sensualité des premiers french kiss d'adolescents.

S'embrasser, c'est l'étincelle de la vie amoureuse et sexuelle. C'est par le baiser que les corps se rapprochent.

« Le baiser a une connotation plus romantique, explique le sexologue Vincent Quesnel. Dans le regard, il y a quelque chose d'intime à soutenir et à partager. »

Stéphanie*, en couple avec un homme incapable d'embrasser, est parfaitement d'accord. « Le baiser, c'est ce qu'il y a de plus intime, juge-t-elle, c'est là où tu es le plus vulnérable. » Comment fait-elle pour vivre sa relation, alors? « On se sépare », laisse-t-elle tomber. Elle a vécu plus de 10 ans avec cet homme et, si elle n'a pas souffert au quotidien de ne pas être embrassée, elle constate aujourd'hui que ç'a été « un long manque ».

L'INTIMITÉ EN JEU

L'absence de baisers amoureux ou sensuels peut s'expliquer de différentes manières. Il se peut qu'une personne se sente inadéquate parce qu'on lui a déjà fait remarquer qu'elle embrassait « mal ». Certains sont dégoûtés par l'échange de salive. D'autres peuvent réagir à un traumatisme, comme une agression sexuelle passée. « Ne pas embrasser peut être symptomatique de la capacité d'une personne à tolérer l'intimité », résume Vincent Quesnel.

Caroline convient que son homme est du type introverti, discret et même fuyant. « Mais il n'est pas fuyant dans la relation, assure-t-elle. Il est très assuré dans sa façon d'être amoureux. » Émilie, en relation depuis quelques mois seulement, ne reconnaît pas son couple dans ce genre d'analyse. « On n'a pas besoin de s'embrasser pour faire sentir à l'autre qu'on est bien et qu'il est important », dit-elle.

« Souvent, les gens s'en accommodent au début, mais ça finit par avoir un impact important sur l'intimité et la sexualité du couple. Il y a une distance qui s'installe », explique toutefois Sylviane Larose.

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Caroline n'en est pas si sûre. « Ça devient un sujet où on peut jouer sur l'humour et la relation est plus forte que si on frenchait. Quand il arrive du travail, il n'y a rien de plus important pour lui que de me prendre dans ses bras. Je sais qu'au bout, il n'y a pas de baiser, alors je suis encore plus présente au câlin. Je trouve ça beau qu'il prenne ce temps-là. Je trouve ça plus grand, plus important que d'avoir un baiser. »

VALORISER LE BAISER

« Rien n'est plus destructeur à la longue que l'oubli du baiser », écrit Alexandre Lacroix. Pour lui, ce petit geste ne fait pas qu'entretenir le désir et lancer les préliminaires, il « lubrifie » la mécanique du concubinage. Il croit qu'en préservant le baiser, « c'est de la meilleure partie de nous-mêmes que nous prenons soin ».

Il croit même plus urgent que jamais de cultiver le baiser. « On est à une époque où énormément d'images sexuelles sont accessibles, dit l'essayiste, se défendant d'emblée d'être réactionnaire. Et la pornographie privilégie une espèce de brutalité dans le rapport ou, à tout le moins, une vitesse. [...] Le baiser, lui, a son tempo, qui est assez naturellement lent. »

« L'une des grandes différences entre l'érotisme et la pornographie, c'est le rythme, poursuit-il. Le même acte est érotique s'il est fait lentement et pornographique s'il est effectué très vite. Le baiser est une école de déploiement de la palette sensorielle et une école de la lenteur. »

* Noms fictifs.

VU PAR L'HISTOIRE ET LA SCIENCE

Instinct biologique? Construction sociale? Le baiser a des racines nébuleuses et des ramifications complexes. Coup d'oeil.

L'INSTINCT DE REPRODUCTION

On peut se reproduire sans s'embrasser, n'est-ce pas? Il ne faut toutefois pas en conclure que le baiser n'a aucune importance dans ce processus biologique. En embrassant un partenaire potentiel, on échange des informations d'ordre immunitaire et génétique. Les femmes auraient une préférence pour les hommes au bagage biologique différent du leur. Les hommes transmettent aussi de petites quantités de testostérone, ce qui attiserait le désir féminin.

ORIGINES LOINTAINES

Notre manière et nos raisons d'embrasser trouvent toutefois plus directement leurs racines dans l'Empire romain. S'embrasser sur la bouche était alors un signe de confiance et de reconnaissance entre les membres d'une même confrérie ou d'une même famille, a remarqué l'essayiste français Alexandre Lacroix. Ce type de baiser a persisté en Russie: il existe des photos d'Erich Honecker embrassant Leonid Brejnev et Mikhaïl Gorbatchev. Cette pratique a récemment été mise au ban au royaume de Vladimir Poutine dans la foulée de l'interdiction de l'incitation à l'homosexualité.

LA FAUTE À ROUSSEAU

Le baiser amoureux qu'on connaît aujourd'hui découlerait de La nouvelle Héloïse (1761), roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau qui aura une « influence considérable » en Europe. « Le moment le plus intense, c'est un baiser qui a lieu dans un jardin, raconte Alexandre Lacroix. Il y a toute une série d'images romantiques qui arrivent: un baiser de feu, les lèvres sont comme des pétales de rose, etc. Ce que les gens de l'époque comprenaient et qu'on ne comprend plus, c'est que ce ne sont pas deux aristocrates qui s'embrassent, simplement des gens qui écoutent leur coeur. Rousseau invente un baiser non seulement amoureux, mais aussi démocratique... »

PAS UNIVERSEL

On croit à tort que le baiser est universel. Or, il n'a pas toujours été présent en Asie, en Océanie ou en Afrique, rappelle Alexandre Lacroix, en se référant à des récits d'explorateurs. Il signale au passage que le fait que le baiser ne soit pas universellement pratiqué pourrait donner tort à ceux qui voient dans ses origines le prolongement d'un comportement animal par lequel la mère fournit à son bébé une nourriture prémâchée. Hollywood s'est chargé de faire connaître le baiser à l'occidentale dans tous les recoins de la planète.

BAISER VIRTUEL

Qu'on s'embrasse ou non au quotidien, un type de baisers circule plus que jamais: le baiser virtuel. « On s'embrasse beaucoup par texto ou sur Facebook », remarque le sexologue Vincent Quesnel. Ces petits XXX alignés au bas d'un message ne sont pas anodins. « Ça génère une vraie émotion quand on les lit », fait-il valoir. S'embrasser par texto peut être « un outil extrêmement puissant pour nourrir la passion, l'imaginaire érotique et la séduction », juge aussi le sexologue. À vous de jouer: XX ou XXX?

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LE THERMOMÈTRE DU COUPLE?

Comment savoir si votre couple va bien? Facile: remarquez la quantité, la qualité et l'intensité de vos baisers. Il n'y aurait pas d'indicateur plus fiable de l'état d'une relation amoureuse. Gros cliché? Voyons voir...

« Il est clair que lorsqu'un couple ne s'embrasse plus, il y a un problème d'intimité. Que l'intimité a même déjà diminué beaucoup », tranche Sylviane Larose, sexologue et psychothérapeute. Ce genre de phrase a de quoi donner des sueurs froides à bien des couples qui durent depuis plus d'une décennie et qui savent depuis longtemps que la passion des débuts ne dure qu'un temps.

« Il a l'air d'être le parent pauvre de la relation sexuelle, dit Alexandre Lacroix, mais le baiser donne une indication sur l'état de la relation sentimentale, une indication que ne révèle pas ce qui se passe au lit. »

Le baiser amoureux, plus sensuel et plus mouillé, a tendance à s'étioler chez les couples qui durent, convient le sexologue Vincent Quesnel. « Avec le temps, il peut disparaître. Les gens ne prennent plus le temps de cette intimité-là. Souvent, les gens sont plus dans leurs pantoufles, ils savent comment faire plaisir à l'autre, alors ils vont droit au but, expose-t-il. On ne frenche plus, on ne pense plus en termes de séduction. »

« Le baiser non sexué [le baiser de réconfort, de réconciliation, de tendresse, etc.] a par contre tendance à plus durer dans le temps, car il a pour fonction de sécuriser l'autre. C'est un baiser d'attachement, poursuit le sexologue. Ce qui fait qu'un couple va durer, c'est l'attachement. » Selon lui, un couple peut être solide même si les baisers érotiques sont moins présents.

L'intimité du couple, pour lui, se compose d'une foule d'éléments. Tout ne passe pas par la bouche ni même par le langage. « À un moment donné, tu témoignes de ton amour d'une autre manière », dit-il, évoquant la tendresse, les caresses et les « attentions ciblées ».

Des couples se créent une espèce de grammaire amoureuse personnelle où se mêlent humour et complicité, où des phrases banales portent un sens caché connu seulement des amants.

Est-ce l'époque qui dénigre le baiser d'attachement au profit du baiser plus sexuel? « On valorise tout ce qui est de l'ordre de l'intensité, de l'extrême, constate Vincent Quesnel. Plus on est en quête d'émotions fortes, plus on va valoriser le baiser langoureux, plus sexuel. » Sylviane Larose ne dénigre pas la tendresse. Or, pour elle, une chose est claire: les émotions associées au baiser amoureux, la proximité des corps et du regard, c'est capital.

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