Longtemps, les femmes se sont empêchées de faire du sport, pour ne pas être trop musclées. À l'ère du CrossFit et des courses extrêmes, une belle femme est désormais en forme. Le monde de la mode et de la publicité n'a pas le choix de bouger, un petit pas à la fois.

Cuisses musclées, fessiers rebondis, biceps saillants: les mannequins présentées dans le numéro d'automne du magazine promotionnel Fusion, de Sports Experts, ne ressemblent pas aux frêles modèles habituels. Pour cause: la chaîne a fait appel à de vraies athlètes. Or, si les photos d'adonis aux abdominaux en forme de tablette de chocolat sont courantes, voir des femmes fortes en publicité détonne.

Fusion, dont le tirage du numéro d'automne atteint 1,2 million d'exemplaires, est publié depuis une quinzaine d'années. «Au début, on travaillait avec des mannequins, se souvient Cindy Hoffman, directrice des communications de Canadian Tire, propriétaire de Sports Experts. Mais on a constaté que les photos qu'on aime prendre sont souvent en mouvement, lors d'entraînements. Avec les mannequins, on trouvait que ça n'avait parfois pas l'air naturel.»

Conséquence: Sports Experts a décidé de se tourner majoritairement vers de véritables sportifs il y a huit ans. «Si vous le remarquez davantage aujourd'hui, c'est parce qu'avec les années qui passent et avec le CrossFit, les femmes s'entraînent de plus en plus, note Mme Hoffman. On voit plus de femmes musclées qu'avant.»

L'influence du CrossFit 

Dans Fusion, une sportive court dans la boue lors d'une course de type «spartiate». D'autres soulèvent des pneus de tracteur ou tirent sur de lourdes cordes ondulatoires. On est loin, très loin de la souriante Jane Fonda en léotard lustré, incarnation de la femme en forme des années 80. Ainsi que de la zen et filiforme adepte de yoga que les femmes rêvaient de devenir, encore récemment...

«La musculature des gens qu'on retrouve dans la publication va maintenant avec le sport pratiqué, souligne Mme Hoffman. Ce sont souvent des athlètes qui nous sont recommandées par des associations ou des fédérations sportives. Dans la section de vêtements pour le CrossFit, ce sont des athlètes de CrossFit, c'est pour ça qu'elles sont plus musclées que les autres. Dans la section pour la course, les muscles sont plus au niveau des jambes. En natation, ce sont les épaules.»

Diversité appréciée 

De vrais mannequins sont toujours embauchées par l'équipe de Fusion, pour enfiler les vêtements «mode», comme les tricots Lolë ou les chemisiers Vans.

«On remarque même une mannequin taille forte», observe Yves Jalbert, de l'Association pour la santé publique du Québec, qui a feuilleté Fusion à la demande de La Presse. «Nous trouvons ça très bien, de voir cette diversité. En même temps, ça ne correspond toujours pas à la réalité de l'ensemble des femmes.»

Photo tirée du magazine Fusion

Photo tirée du magazine Fusion

«Ça bouge et dans une bonne direction»

Présidente et fondatrice de Specs - la première agence de mannequins à avoir signé la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée -, Marie Josée Trempe a 35 ans d'expérience dans la mode. La Presse l'a jointe pour une discussion musclée.

Que pensez-vous de l'emploi d'athlètes dans le magazine promotionnel Fusion, de Sports Experts?

À court terme, je trouve ça plate parce qu'ils m'appellent moins souvent! (Rires) Dans le fond, comme agent qui a toujours fait la promotion de la diversité corporelle et de la santé, je me dis: «C'est le fun». On n'est pas obligés de représenter des gens qui ont l'air malades au nom de la beauté. Un beau corps, pour moi, c'est un corps en santé. Et quand on fait du sport, on développe du muscle.

Est-ce que les standards de beauté ont changé au point qu'on considère comme jolie une cuisse de femme musclée?

Pour moi, il n'y a pas juste un modèle de corps de femme. Je me suis battue pour ça. Un corps tonifié, plus sportif, je trouve ça intéressant. Si Sports Experts met de l'avant des corps musclés, c'est parce qu'ils sentent que les consommateurs sont prêts.

Sports Experts est un de nos clients depuis 20 ans, et ils nous ont toujours demandé des mannequins qui pratiquaient vraiment des sports, qui étaient en santé. Les grandes mannequins filiformes qu'on envoie à l'international, ce ne sont pas celles qu'ils emploient. C'est pareil pour un autre client, qui fait des publicités de fitness à la télé. Il me dit: «Quand tu m'envoies des filles, n'envoie pas des petites maigres, envoie-moi des filles qui ont du body.» Alors je pense que ça change. Parfois à pas de tortue, mais ça change.

Même quand on envoie des filles à l'étranger, il faut qu'elles soient en forme. J'ai recruté dernièrement une jeune fille de 17 ans, qui mesure cinq pieds 10 pouces et demi (1,79 m). Sa maman est très grande et élancée, son papa aussi. Elle n'est pas musclée comme les filles dans Fusion, mais elle est quand même en forme, elle fait de la danse, du yoga, un petit peu de course.

Représentez-vous des mannequins aussi musclées que des athlètes?

Non. Le problème, c'est que si j'ai juste un ou deux clients pour ce genre de profil, je ne peux pas faire vivre la fille. À New York, j'ai des filles qui se font dire: «Tes jambes sont trop musclées». Moi, je les regarde et je me dis: «Ben voyons donc!» Ces filles ne sont pas musclées, elles sont tonifiées. Mais ils veulent encore le côté maigrichonne. Il y a encore beaucoup, beaucoup de ça dans notre industrie. On travaille un peu à contre-courant. On a tellement vu un seul modèle de beauté, depuis 10-15 ans...

Croyez-vous que cela va évoluer?

Ça change depuis deux, trois, quatre ou cinq ans. Beaucoup d'entreprises essaient de faire partie de la solution. Je trouve que le Fusion de Sports Experts envoie un message fort aux jeunes filles: «Tu peux faire du sport, du CrossFit, être musclée, et apparaître dans une brochure.»

Aujourd'hui, beaucoup de vedettes de la mode sont des blogueurs, qui n'ont pas nécessairement le même gabarit qu'un mannequin international. On voit aussi monter la grogne chez les femmes, les jeunes femmes. We're fighting back.

Je suis peut-être une éternelle optimiste, mais ça fait 35 ans que je suis dans l'industrie de la mode, et je pense que les choses ont changé. On a encore du travail à faire, mais ça bouge et dans une bonne direction.

Photo Martin Chamberland, La Presse

Marie Josée Trempe, présidente de l'agence de mannequins Specs, qui célèbre ses 25 ans cette année.

«Il faut de vrais sportifs»

«Pour une pub avec des actions sportives, il faut de vrais sportifs, pas des mannequins qui font semblant», tranche Éric Perceval. Président de Sport Models, une agence parisienne de mannequins, il représente des athlètes d'un bon niveau, jusqu'aux médaillés olympiques.

«Nous avons des hommes, des femmes et même des juniors, indique M. Perceval. Au total, 923 personnes.» Photos de mode, publicité, événements, les mannequins de Sport Models prêtent leur corps à divers jeux. On peut voir Antoine pratiquer le surf cerf-volant dans une publicité de biscuits Lu, Kate et Margot faire du ski pour Hermès, ou le moins anonyme Thomas Ballet, grimpeur membre de l'équipe de France d'escalade, vanter la lotion solaire Garnier. Tous sont représentés par Sport Models.

Des skieurs pour James Bond 

C'est à Chamonix, dans les Alpes, que Sport Models a été créée dans les années 90. À l'époque, «cette toute petite agence ne représentait que des gens de la montagne: skieurs, alpinistes, etc., explique M. Perceval. C'est notamment Sport Models qui a fourni les skieurs des scènes d'action en montagne de grandes productions, comme certains James Bond

M. Perceval a racheté l'agence en 1999, l'a déplacée à Paris et a ouvert ses portes à des athlètes issus d'un plus large spectre de disciplines - une centaine aujourd'hui. Il est primordial, selon lui, de «coller à l'imaginaire collectif correspondant aux différents sports, qui tous aboutissent à des corpulences spécifiques».

«En plus, il faut que sa gestuelle soit crédible, sans quoi cela ne marche pas.»

«Idem si vous avez besoin de faire un film avec un golfeur [dont le mouvement devra être le bon] ou des jockeys, qui sont toujours très petits et ne pèsent en général pas plus de 54 kg, poursuit M. Perceval. Autre exemple: cela va être difficile de faire croire que c'est un pilier de rugby si votre gars est mince comme une crevette ou androgyne avec une peau parfaite. Mieux vaut avoir un vrai rugbyman, un gros bébé de 100 kg avec le visage déjà bien marqué, les oreilles abîmées, le nez cassé.»

Aider les sportifs en devenir 

Sport Models représente environ 160 athlètes de très haut niveau (médaillés olympiques, champions du monde, sportifs connus dans leur discipline). «Cette partie est très gratifiante pour nous, car elle nous permet également de participer au financement et à la promotion de sportifs qui sont en devenir», souligne M. Perceval. Le triathlète français Fred Belaubre s'est inscrit à Sport Models en 2002, avant de finir cinquième aux Jeux olympiques d'Athènes et de devenir triple champion d'Europe.

«Nous arrivons également à faire travailler d'anciens champions, que nous participons ainsi à remettre sur le devant de la scène médiatique, précise le président de Sport Models. Nous avons fait travailler le skieur Edgar Grospiron pour Danone. Pourtant, les trois médailles olympiques d'Edgar datent d'il y a 20 ans.»