Mitsou, Esther Bégin, Anne Dorval et Denise Robert ont toutes porté ses robes sur les tapis rouges de Montréal ou de Cannes. À 45 ans, avec sa propre marque distribuée au Canada et aux États-Unis, Andy Thê-Anh était parti pour la gloire. Tout s'est écroulé la semaine dernière lorsque, après des ventes décevantes, ses bailleurs de fonds se sont retirés de l'aventure. Depuis, Andy Thê-Anh réfléchit à son avenir.

La grand-mère maternelle d'Andy Thê-Anh, cousine du dernier empereur du Vietnam, a 94 ans. Même si elle a tout perdu et a été obligée de fuir son pays en guerre, personne ne l'a jamais entendue se plaindre. Andy, son petit-fils de 45 ans, qui a grandi à Saigon en lisant et en jouant aux échecs, lui ressemble. À peine une semaine après avoir appris la fermeture de ses boutiques de Montréal et Toronto ainsi que la liquidation de sa marque, le designer parle de ses mésaventures sans hargne et sans accabler inutilement ses bailleurs de fonds, les investissements Catsima.

«Ils ont cru en moi. Ils ont investi énormément d'argent dans la création de cette marque. Malheureusement, l'argent, ce n'est pas tout. Il faut aussi avoir une vision claire, un plan d'affaires solide et une connaissance de l'industrie de la mode. Il faut surtout savoir être patient quand la récession frappe.»

L'association du designer avec Catsima, fonds d'investissement de Simon Dupéré, surnommé le prince de l'amiante, remonte à 2008. À l'époque, Dupéré, jeune PDG d'à peine 30 ans, qui avait hérité à la mort de son père de l'une des dernières mines de Thetford Mines, cherchait un investissement plus glamour que l'amiante. Le domaine de la mode et le choix d'un designer associé à de grands fabricants, comme Raffinati, Parasuco, Tristan America et Irwin Samuel, se sont imposés. Catsima a investi des sommes considérables pour aider Andy Thê-Anh à percer le marché américain. L'effort a porté ses fruits. Nieman Marcus, l'une des plus importantes chaînes des États-Unis, a accepté de distribuer la marque. Puis la récession est arrivée, et tout s'est détraqué. Les deux présidents nommés par Catsima et les trois changements d'orientation et de prix n'ont rien pu y changer.

En avril dernier, quand on lui a demandé de préparer une collection pour 2011 avec les tissus et les styles d'une ancienne collection, Andy Thê-Anh a compris que c'était le début de la fin. Il a produit les échantillons mais a refusé d'en faire la promotion auprès des acheteurs, pour protester contre la directive. Les ventes de cette ultime collection n'ont jamais décollé. Déçus, les investisseurs ont décidé de tirer un trait sur l'aventure.

Pour certains, ç'aurait été la fin du monde. Mais Andy Thê-Anh en a vu d'autres. Fils d'un général de l'armée qui a combattu les communistes, il est passé à un cheveu de périr à l'âge de 3 ans. Il accompagnait ses parents pour une mission de repérage. Lorsque l'hélicoptère dans lequel ils voyageaient est tombé en panne, on l'a renvoyé à la maison. Quelques minutes plus tard, ses parents ont été assassinés dans une embuscade. Andy Thê-Anh est arrivé à Sainte-Thérèse à 16 ans avec ses deux soeurs et sa grand-mère. Il avait déjà commencé à fabriquer ses propres vêtements et aurait dû se diriger en design, comme le lui conseillaient ses amis, mais il a préféré faire un DEC en sciences pures. Puis un orienteur bienveillant a scellé son sort en le dirigeant vers le collège LaSalle.

C'est le 12 octobre dernier, au lendemain de l'Action de grâce, que le designer a appris la mort de sa marque. Plutôt que de s'apitoyer sur son sort, il a relevé ses manches et est parti à la recherche de nouveaux partenaires. Personne n'a répondu à l'appel. «Je crois que les gens d'affaires ne veulent pas se lancer dans une business qui ferme. Ce qui les intéresse, c'est de repartir. Chose certaine, maintenant que la fermeture est officielle, je n'arrête pas d'avoir des offres.»

Pendant que tout s'écroulait autour de lui, le designer a tenu le fort sans craquer. Il avoue toutefois que la réalité l'a rattrapé le jour où il a appris que les investisseurs avaient acheté de la pub dans les journaux pour annoncer la vente de liquidation. Subitement, la fin devenait tangible et réelle. À 2 h du matin, cette nuit-là, il a envoyé des courriels à ses amies et clientes pour les prévenir. Anne Dorval lui a répondu à 5 h du matin en lui disant de ne pas lâcher. Mitsou aussi. Esther Bégin a appelé de New York. La ministre Christine St-Pierre a promis de l'aider, et la productrice Denise Robert a passé plusieurs heures avec lui pour tenter de trouver une solution.

Avec de tels appuis, le designer a compris que ses déboires n'étaient pas un échec, mais une leçon de vie et une sorte de passage obligé vers un nouveau départ.

«Un jour, Jean-Claude Poitras m'a dit que la mode, à Montréal, c'est comme un dinosaure qui n'est jamais arrivé au XXIe siècle. Je comprends aujourd'hui ce qu'il voulait dire. La mode, ce n'est pas seulement dessiner de beaux vêtements ou vendre aux États-Unis. C'est être en avance sur les tendances et savoir ce dont les femmes auront besoin alors qu'elles-mêmes l'ignorent. Les gens consomment différemment. On n'a qu'à regarder ce qui se passe avec les téléphones intelligents. Le monde de la mode à Montréal devrait s'inspirer de ce modèle-là et faire davantage confiance aux créateurs.»

Andy Thê-Anh ignore ce que l'avenir lui réserve. Mais pour une rare fois dans sa vie, ce bourreau de travail, créateur minutieux et compulsif, a décidé de prendre une pause pour réfléchir à son prochain geste. Un peu comme le joueur d'échecs qu'il était à Saigon. D'ici une saison ou deux, ses robes aux coupes parfaites et aux tissus soyeux et seyants risquent de briller à nouveau. Ce n'est que partie remise pour les tapis rouges de Montréal et de Cannes.

Photo Allen McEachern