Même si j’ai étudié le russe et la Russie pendant des années, c’est au Bolchoï que j’ai réellement compris l’étrange mécanique de cet immense pays. En regardant l’opéra Boris Godounov, aussi magnifique qu’interminable. Tragique surtout, comme tous les opéras de Modeste Moussorgski.

L’histoire ? Le boyard Boris Godounov monte sur le trône après la mort suspecte de l’héritier de l’Empire russe, Dimitri, 8 ans. Beaucoup soupçonnent l’ambitieux d’avoir fait disparaître le tsarévitch. Des années plus tard, son pouvoir est remis en question par un faux Dimitri qui affirme être le véritable héritier du trône. Avec une armée de mercenaires, cet imposteur monte vers Moscou. Le coup d’État est déjoué, mais scelle le sort de Godounov, qui meurt peu après. Le faux Dimitri monte sur le trône.

Vous vous imaginez bien que je n’écris pas cette chronique pour parler des prouesses musicales de l’opéra, mais bien pour jeter un œil nouveau sur sa trame narrative, inspirée d’un roman historique d’Alexandre Pouchkine.

Le compositeur et l’auteur voyaient dans cette histoire une métaphore de l’histoire de leur pays. Je ne peux m’empêcher d’y voir des ressemblances saisissantes avec le psychodrame qui s’est déroulé vendredi et samedi dans la Russie de Vladimir Poutine.

Ici, on voit Vladimir Poutine dans le rôle de Boris Godounov. Pour garder le pouvoir qu’il détient depuis deux décennies, le tsar réprime toute opposition et s’entoure de personnages ténébreux.

Le plus ténébreux d’entre eux, Evguéni Prigojine, est un ancien prisonnier de droit commun de Saint-Pétersbourg. Il se rapproche de Vladimir Poutine en organisant pour lui des soupers somptueux mis en scène pour impressionner les leaders du monde entier qui débarquent en Russie.

Il s’en rapproche davantage en devenant l’homme d’affaires derrière le groupe Wagner, cette armée de mercenaires qu’on a vue apparaître dans l’est de l’Ukraine en 2014 et qui s’est révélée être à la fois une redoutable arme de guerre et un semeur de peur et de chaos en Syrie, dans plusieurs pays d’Afrique et toujours et encore en Ukraine, depuis le début de l’invasion.

Notez là aussi l’allusion à l’opéra. Le groupe de mercenaires tire son appellation du nom de guerre de son premier commandant militaire, Dmitri Outkine, grand fan du compositeur allemand.

Cette armée de volontaires et d’ex-prisonniers peu fréquentables se dit indépendante, mais est en fait complètement liée au Kremlin, a-t-on appris l’an dernier grâce à l’excellent documentaire Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, de Ksenia Bolchakova et Alexandra Jousset, qui a remporté le prix Albert-Londres en 2022.

Depuis la fin de l’année dernière, le grand patron de Wagner ne s’en prend pas directement au tsar, mais plutôt à son ministre de la Défense et à l’état-major, qu’il accuse d’être à l’origine de tous les déboires de la Russie en Ukraine. Conscient de son pouvoir, flanqué de ses brutes armées jusqu’aux dents, Evguéni Prigojine se permet des critiques de l’armée russe qui feraient aboutir n’importe qui d’autre en prison.

Depuis longtemps, les Russes et la plupart des experts étrangers croient que tout est orchestré par le Kremlin et que Prigojine a hérité du rôle de fouetteur de l’armée dans un opéra nouveau genre.

Mais cette interprétation du scénario en a pris pour son rhume quand les hommes d’Evguéni Prigojine ont pris le contrôle de la base de Rostov vendredi et que leur leader a annoncé être prêt à se rendre jusqu’à Moscou avec une armée de 25 000 hommes pour mettre au défi le ministre de la Défense.

Là, le Boris Godounov des années 2000 a bien compris que c’est son pouvoir à lui qui est remis en question. Il a compris qu’il a affaire au faux Dimitri. Comme Boris Godounov, il semble avoir déjoué le plan de l’homme de l’ombre, mais pas sans y laisser des plumes. Pas sans y laisser son panache d’imperturbable.

Quelques heures après avoir accusé Prigojine de trahison et avoir promis de le punir, Poutine a négocié la paix par leader autoritaire interposé. C’est assez différent de la fin de Boris Godounov, me direz-vous, mais ce serait tenir pour acquis que le rideau est tombé sur cet opéra. Permettez-moi d’en douter.

En composant Boris Godounov, Moussorgski, tout comme Pouchkine, voulait rappeler que le pouvoir russe a le don d’être son meilleur ennemi. On l’a vu à répétition pendant la période des tsars, mais aussi au lendemain de la révolution bolchévique, puis pendant les purges de Staline, qui ont affaibli l’Armée rouge à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire semble malheureusement avoir le hoquet à nouveau.