Dans L'atelier de mon père, Jennifer Alleyn recherche et observe son peintre de père, Edmund Alleyn, dans ses toiles, ses voyages, ses rencontres, ses rares entrevues et son atelier du boulevard Saint-Laurent. Et à travers le monde de son père, on découvre aussi qui est Jennifer Alleyn.

«J'ai longtemps voulu faire un film sur mon père», dit Jennifer Alleyn, en amorce à notre rencontre. Son père, ce peintre, mais aussi cet homme secret, pudique, élevé dans la rigidité «victorienne» d'une famille québécoise, et anglophone. Il consent à une entrevue sur des «questions existentielles», et puis, la maladie l'emporte.

Après la mort, reste à la fille le bagage immortel de l'artiste. Ses toiles, ses cahiers, son atelier. Passionnée par le cinéma, tentée par l'ethnologie, Jennifer Alleyn s'amuse de faire de l'ethno-cinématographie avec L'atelier de mon père. «Je trouve cela curieux de faire une fouille, et le premier homme que j'étudie, c'est mon père.»

La disparition n'interrompt pas le dialogue de la fille avec son père. Au contraire: «C'est vraiment son départ qui a provoqué mon questionnement», dit-elle. À travers l'atelier, elle entre dans le «monde imaginaire de son père». Un monde nourri par la mélancolie du fleuve, pétri d'événements historiques, un joli mois de mai en France, une révolution au Québec.

«Je me suis amusée à marier son univers au mien; j'ai essayé de rendre ça très organique, de montrer comment l'art épouse l'environnement.» La vie de Jennifer Alleyn est, elle, intimement liée à l'art de son père. Elle naît en Suisse, pendant l'exil parisien de son père. Pendant la grossesse de sa mère, l'artiste française Anne Chérix, Edmund Allen pond L'Introscaphe, un cocon futuriste.

Jennifer Alleyn a 2 ans quand son père décide de revenir dans sa province natale, pour assister à la naissance d'un pays. Ses parents se séparent, et Jennifer passe ses week-ends seule avec lui. Elle s'installe une chambre en carton dans son atelier, et observe. «Cette oeuvre-là, je l'ai vue se faire, mais j'étais trop petite pour la comprendre.»

Jennifer Alleyn est encore enfant quand elle fait sa première apparition, en plexiglas, nue, au MAC. «Je n'ai jamais compris pourquoi il a fait ça: lui-même était tellement pudique», dit-elle. Elle explique: «Enfant, j'aurais aimé vivre une vie normale. Plus tard, j'ai été capable de me dire que ce que j'ai vécu est plus riche.»

Jeune adulte, Jennifer Alleyn entre à l'école de cinéma de Concordia. Son père ne s'enthousiasme pas. «Il m'a dit: il faut être très intelligente pour faire du cinéma. Je crois qu'il voulait me mettre en garde contre des zones de découragement, des zones cahoteuses qui sont celles de la vie d'un cinéaste.»

C'est quand il reviendra la chercher à l'aéroport de Montréal, de retour de La course destination monde, en 1992, qu'Edmund Alleyn accepte. «Il a pris conscience que cette expérience m'a donné un regard, une sensibilité face à la lumière», avacance-t-elle. Aux journalistes, il dira alors que sa fille revient «encore plus complexe».

Jennifer Alleyn évoque la Course comme l'un des moments marquants de sa vie. Pourtant, le retour lui donne le goût de l'ethnologie, puis du journalisme. Pour Le Devoir, elle tient un carnet de voyage en Russie, qui lui vaut le prix Mireille-Lanctôt.

«Je me voyais en grand reporter, mon modèle était Judith Jasmin», dit-elle. La réalité est moins romantique. Dans la salle de rédaction du Devoir, elle découvre que les conférences de presse sur l'herbe à poux ne la passionnent pas vraiment. Retour au cinéma.

En 1996, Jennifer Alleyn participe à Cosmos, avec André Turpin, Manon Briand, Denis Villeneuve. Elle repasse au documentaire avec Les Rossy, réunit son père et Jacques Monory pour Imaginer le rien, se consacre à Monory avec La vie de Jacques Monory. Son monteur et complice d'alors s'appelle alors Stéphane Lafleur.

«Mes films sur l'art ne sont jamais destinés à des spécialistes. Je les fais avant tout pour dire que j'aime les gens», dit-elle. Sa prochaine déclaration d'amour sera faite sur le mode de la fiction, mais il «pataugera dans le monde de l'art. Ces préoccupations, la recherche de la beauté, ça va quand même être là», promet-elle.