Surgi des flammes éternelles sous sa cape noire et rouge, les canines bien acérées, le comte Dracula a franchi la toile déchirée de l'espace-temps pour imposer son pouvoir, celui de la terreur : le plus fascinant et le plus effrayant de tous les êtres surnaturels issus de l'imagination de l'homme a été créé, il y a exactement un siècle, par un fonctionnaire irlandais obsédé par un acteur.

À vingt-neuf ans, l'Irlandais Abraham Stoker semblait destiné, comme son père, à une morne carrière dans l'administration. Mais il avait une passion. Alors qu'il étudiait au Trinity College de Dublin, il avait vu une performance de Henry Irving, le plus grand acteur de l'époque, et s'était découvert une véritable passion pour le théâtre. Depuis 1870, il cumulait deux occupations : fonctionnaire le jour et critique de théâtre le soir pour un journal de Dublin. En 1876, donc, sa vie bascule : Henry Irving est en tournée à Dublin et Stoker fait sa connaissance.

Dès ce moment, sa vie ne lui appartient plus.

Subjugué, obsédé, hypnotisé par cet acteur, Stoker abandonne l'administration pour se consacrer entièrement à son service et vivre dans son ombre. Avec une dévotion d'esclave, il s'occupe du moindre détail de la carrière de l'acteur et gère son théâtre, le célèbre Lyceum de Londres. Il lui obéit au doigt et à l'oeil et passe pratiquement tout son temps en sa compagnie... au grand dam de madame Stoker. D'ailleurs, leur seul enfant, Irving Noel Stoker, amer devant le manque d'attention de son père, abandonnera son premier prénom.

Stoker avait déjà écrit des contes fantastiques pour enfants et des romans d'aventure lorsqu'il fait paraître Dracula en juin 1897. Dracula raconte l'histoire d'un comte vampire qui quitte son château de Transylvanie, enfermé dans un coffre en bois, pour l'Angleterre. Aidé du professeur Van Helsing, Jonathan Harker, le mari d'une des victimes de Dracula, poursuit le vampire jusqu'à son château où il le met enfin hors d'état de nuire. Certains biographes de Stoker font un lien entre Dracula et Irving. Pour eux, ce roman est en partie autobiographique et ils soulignent les troublantes ressemblances entre Stoker et Renfield, le personnage falot obsédé par le comte de Transylvanie.

Bref, le livre est un succès.

La première représentation théâtrale a lieu à peine un mois après sa parution. On pourrait recouvrir un cimetière avec les articles qui ont tenté d'expliquer les raisons du succès permanent du comte de Transylvanie, la genèse de Dracula et les inspirations de Stoker.

Dracula jouait sur une des grandes obsessions de son époque, la taphophobie, la peur d'être enterré vivant. Les Britanniques installaient des petites clochettes dans leurs (futurs) cercueils et des boyaux d'aération reliaient les tombes à la surface. Dans son livre Buried Alive publié deux ans avant Dracula, le Dr Frantz Hartmann rapportait 700 cas d'enterrement prématuré dans sa région. Les lecteurs de Dracula y trouvaient aussi, très discrètement, un véritable lexique sexuel des tabous de l'époque victorienne : la séduction, le viol, le sexe oral, en groupe, la nécrophilie, la pédophilie, l'inceste, l'adultère, les menstruations et l'homosexualité.

Mais le succès de Dracula s'explique beaucoup plus par le fait que la vie dans la mort, le thème du mort-vivant, est sans doute le plus grand, le plus universel des thèmes fantastiques. On trouve le vampire sous une forme ou sous une autre

- Obour en Bulgarie, Ch'Iang Shih en Chine, Loango chez les Ashanti, Katalkanas en Crête - dans toutes les civilisations et à toutes les époques de l'histoire. Le terme à lui seul réveille au plus profond de nos âmes de très vieilles angoisses où se mêlent le sang, la mort, la nuit, la peur, la violence, la volupté, le désir et le Diable.

Mais le vampire qui nous est familier est quant à lui originaire de l'Europe centrale.

Stoker avait effectué de nombreuses recherches historiques. Il s'inspira peut-être de Gilles de Rais, un ami de Jeanne d'Arc qui tortura quelque 200 enfants tout en buvant leur sang, ou de la sanglante comtesse Elizabeth Bathory (1560-1614) qui assassina 650 filles parce qu'elle croyait que boire leur sang pourrait la faire rajeunir. Mais on sait que Stoker avait lu Land Beyond the Forest de Emily Gerard, une source d'information majeure sur la Transylvanie, et que, par l'intermédiaire d'Arminius Vambery, professeur à l'Université de Bucarest, il a été instruit des légendes de Roumanie et surtout de celle du sinistre Vlad l'Empaleur, appelé aussi Vlad Drakul (le diable, le dragon) un grand seigneur et... saigneur du XVe siècle connu pour ses techniques brutales.

Vlad décapitait, aveuglait, brûlait ses ennemis ; il les enterrait vivants, les écorchait, coupait leurs organes génitaux... Mais il avait une prédilection pour le supplice du pal. En 1546, il avait empalé 20 000 ennemis turcs et les avait disposé sur une surface de deux milles carrés autour de son château de Targoviste. Victor Hugo rappelle d'ailleurs ce fait dans La Légende des siècles. Un tel homme et ses exploits devaient s'unir à de vieilles traditions populaires pour créer une toute nouvelle littérature et le vampire moderne, Dracula.

Durant les décennies qui suivent, la peur du vampire prend les dimensions d'une véritable psychose collective.

Régulièrement, l'Europe se croit attaquée par des morts-vivants. C'est le cas à Chios (1708) ; à Belgrade (1725 et 1732) ; en Russie en 1772. La littérature s'empare du sujet. Il est indéniable que le récit de Stoker procède d'une tradition littéraire jalonnée par la nouvelle The Vampyre (1817) de John William Polidorf, par un roman de Thomas Prest, Varney le vampire (1847) et surtout par Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu, auteur que Stoker admirait beaucoup. Le Dracula de Stoker porte en lui toutes les composantes d'une terreur équivoque où la répulsion le dispute à la fascination pour cet être trouble et fascinant à la fois. Ce mélange de terreur pure et d'érotisme latent explique probablement la popularité formidable de ce personnage.

Malgré le succès de Dracula, Stoker reste subjugué par Irving. Après sa mort en 1905, Stoker a une attaque qui le rend inconscient pendant 24 heures. Il récupère suffisamment pour écrire Personal Reminiscenes of Henry Irving (1906). En 1911, Stoker tente de retrouver l'inspiration dans un nouveau roman fantastique, Le Repaire du ver blanc. Mais ce récit n'éclipse pas Dracula, pas plus que n'y était parvenu Le Joyau aux sept étoiles (1903), deux livres aujourd'hui complètement oubliés.

Il mourut à Londres en 1912.

Un an plus tard, l'actrice Theda Bara, qui joue à l'écran le rôle d'une femme perverse qui séduit les hommes et les vide de leur argent, sinon de leur sang, lance le terme «vamp» inspiré de «vampire».

Le Dracula de Stoker connaîtra de nombreuses transpositions au cinéma. Dès 1920, le premier film basé sur le roman est tourné en Russie. Il n'en reste aucune copie. Suivirent Nosferatu de Murnau (1922), un des premiers chefs-d'oeuvre du cinéma fantastique, Dracula de Tod Browning (1931) avec Bela Lugosi, Dracula Prince des ténèbres de Fisher (1958), le Bal des vampires de Polanski (1967), Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog (1979) et Dracula de Coppola (1992) Sans compter La Marque du vampire (1935), La Fille de dracula (1936), Le Fils de Dracula (1943) et des dizaines d'autres. En fait, les films abordant plus ou moins ce thème se comptent par milliers.

De toutes les créatures de la mythologie fantastique, le comte est celui qui a le plus stimulé l'imagination des romanciers et des cinéastes et qui manifeste encore aujourd'hui une force étonnante : de nos jours on trouve le thème du vampire dans des domaines aussi variés que le roman policier, la science-fiction, le western, les comédies et la bande dessinée pour adultes. Le vampire est devenu un héros populaire du monde moderne au même titre que Tarzan, Superman et le monstre de Frankenstein.

Dracula n'a que cent ans, l'enfance pour un vampire, le personnage n'est vraiment pas près de se coaguler.