"Je n'ai pas la prétention de dire aux gens quoi manger, mais mon film peut certainement les aider à savoir ce qu'ils mangent."

À l'autre bout du fil, depuis son bureau de Los Angeles, le réalisateur Robert Kenner avoue que Food, Inc. (Les alimenteurs en version française) arrive à point nommé, à une époque où le consommateur ne s'est jamais autant posé de questions sur ce qui se retrouve dans son assiette.

Alors que l'image bucolique de la ferme se déploie, marketing oblige, sur presque tous les produits des supermarchés, le documentaire tend à démontrer qu'il s'agit seulement d'une vue de l'esprit. "Cette ferme, c'est un mythe. Votre poulet a plutôt toutes les chances de provenir d'une méga-usine..." lance Kenner.

Dans son documentaire-choc (à l'affiche au Clap), le cinéaste aborde les dessous pas très jolis de l'industrie agroalimentaire américaine. Conditions d'élevage douteuses des poulets, abattoirs insalubres, intoxications alimentaires, piètres conditions des travailleurs des usines de transformation, régime de terreur de la firme Monsanto à l'égard des agriculteurs, le cinéaste ratisse tellement large qu'il aurait pu tourner trois ou quatre autres films.

C'est après avoir lu Fast Food Nation, d'Eric Schlosser (qui apparaît à plusieurs reprises dans le film) que Kenner a eu l'idée de son documentaire. "J'ai toujours été étonné de voir comment la nourriture arrivait sur nos tables aussi facilement et à si bas prix. Pour moi, c'est toujours une sorte de miracle. Mais je me suis vite aperçu qu'il y avait un prix à payer pour avoir des aliments à un coût aussi bas."

De fil en aiguille, le film l'a entraîné sur des sentiers insoupçonnés. "Ce qui m'a le plus étonné durant le tournage, explique-t-il, c'est de voir toutes ces petites histoires reliées entre elles. Je ne soupçonnais rien de cela au départ. D'un documentaire sur l'alimentation, j'en étais presque rendu à faire un thriller à la Michael Clayton..."

Marcher sur des oeufs

Si Food, Inc. brasse la cage des géants de l'agroalimentaire, aucun porte-parole de ces compagnies n'a voulu s'expliquer devant la caméra. Kenner a échangé avec eux des courriels et des conversations au téléphone, tout cela en marchant sur des oeufs. "J'ai dépensé plus d'honoraires d'avocats que pour l'ensemble de mes films précédents..."

Kenner a été sidéré par la paranoïa de ces compagnies, qui n'hésitent pas à lâcher leurs avocats aux trousses de quiconque émet des opinions négatives sur leurs activités. Ainsi, l'animatrice Oprah Winfrey a dû dépenser un million de dollars pour gagner sa cause, après avoir fait état en ondes de ses réticences à manger un hamburger, dans la foulée de la crise de la vache folle. Pas étonnant, ensuite, que le commun des mortels n'ose dire un traître mot...

De la même façon, le réalisateur est tombé des nues en constatant, en commission parlementaire, la réticence de ces firmes à avouer l'utilisation d'animaux clonés dans leurs produits. "Mais nous sommes dans un marché libre. Les gens ont besoin de savoir ce qu'ils mangent."

Même si Food, Inc. aborde la situation de l'agroalimentaire aux États-Unis, Kenner ne croit pas que la situation soit tellement différente au Canada. "J'étais à Toronto, l'an dernier, lorsque la crise de la listériose a éclaté, dans une usine de viandes préparées. Ça ressemblait à quelque chose qui se produit souvent aux États-Unis, impliquant encore une fois une puissante corporation [NDLR, Maple Leaf]."

Comme les compagnies de tabac

Malgré les méthodes douteuses du complexe agroalimentaire, Kenner n'est pas devenu pour autant végétarien ou un extrémiste de l'alimentation bio. Il continue à manger de tout, mais en se préoccupant de l'origine des aliments.

"Je ne suis pas parfait, loin de là. Par exemple, je m'assure seulement de ne pas manger des poulets provenant des grosses usines de transformation, où ils sont entassés dans le noir, incapables de bouger. Imaginez, ces poulets grossissent si vite que leurs pattes n'arrivent même plus à soutenir leur poids. Je m'assure d'acheter plutôt localement, des petits agriculteurs de ma communauté."

Se disant optimiste pour la suite des choses, Kenner croit que la pression populaire pour avoir accès à des aliments de qualité amènera l'industrie à changer ses méthodes, de la même façon que les puissantes compagnies de tabac ont fini par plier l'échine.

Si cela se trouve, la crise financière pourrait même être bénéfique à un changement de mentalités, croit le cinéaste. "La crise a démontré que les banques ont du mal à s'autoréglementer. C'est un peu ce que les gens commencent à comprendre avec l'agroalimentaire."