Au pied du mont Royal, dans le salon de la résidence de Jean-Claude Labrecque, un présentoir attire tout de suite le regard sur une collection inédite: des dizaines de caméras Kodak ayant chacune une histoire à raconter.

Comme leur propriétaire, d'ailleurs, homme de cinéma, comme on dit homme de théâtre, réalisateur et directeur photo ou, comme il aime l'affirmer lui-même, CDK, chauffeur de kodak.

«C'était une blague au départ, raconte-t-il. J'avais fait mettre ces intitiales à la fin de mon nom au générique du film Les maudits sauvages, de Jean-Pierre Lefebvre. Comme le faisaient les directeurs photo américains avec ASC (American Society of Cinematographers). Ça a suscité beaucoup de curiosité.»

Chauffer un kodak prend plusieurs significations dans une carrière de 50 ans. Enfant adopté, Jean-Claude Labrecque a adopté le cinéma très jeune en voyant Maria Goretti et Felix the Cat au grand écran. Il a ensuite vécu son premier tournage à l'âge de 18 ans dans le cadre du 350e anniversaire de sa ville, Québec, à laquelle il a rendu hommage l'an dernier à l'occasion des 400 ans de la capitale, avec Infiniment Québec.

Après un premier boulot en photographie, il est entré à l'Office national du film en 1959. Très vite, il y a tout fait.

«J'ai appris au moment où les caméramen voulaient diriger et les réalisateurs voulaient faire de la caméra, explique-t-il. C'était très éclaté. Tout le monde tournait. Avec le temps, des positions se prennent. Ça s'est décidé naturellement pour chacun de nous.»

Le nous c'était les Gilles Groulx, Gilles Carle, Bernard Gosselin, Pierre Perrault, Michel Brault, Claude Jutra qui, s'ils avaient formé une équipe de hockey, auraient remporté la Coupe Stanley plusieurs années de suite.

En 1976, il a d'ailleurs supervisé admirablement le travail de plusieurs d'entre eux pour le film Jeux de la XXIe Olympiade sur les Jeux olympiques de Montréal. Dans ce travail de groupe, où une trentaine de cinéastes ont chauffé leur kodak, Jean-Claude Labrecque, comme il l'a toujours fait, a opté pour l'humain, au-delà de la compétition.

«Comme dans le cinéma direct, on allait voir les gens avant. On prenait notre temps, sans lâcher les athlètes d'une semelle. On a poussé cette pensée tout le long, jusqu'au montage, ce qui a donné un film très intimiste», raconte-t-il.

L'ami de la caméra

Son meilleur ami, la caméra, il la traite avec les mêmes égards qu'il soit capitaine d'un film ou simple pilote. La machine a quelque chose à dire, suffit qu'on la chauffe.

«La caméra, tu peux la chauffer, en t'adaptant à la situation, à la réalisation, au sujet, dit-il. Elle est polyvalente. Elle sait écouter comme dans La nuit de la poésie ou être plus folle comme dans Infiniment Québec. Elle a la force de s'adapter.»

Il avoue tout de même que lorsque «tu produis, un film, tu le tournes et tu le montes, tu es ton propre chauffeur d'un bout à l'autre. C'est plus facile».

Mais Jean-Claude Labrecque a rarement refusé une invitation à chauffer le kodak d'un autre, comme il a toujours sauté sur un bon sujet en occupant le siège de conducteur. Le cinéma reste une oeuvre essentiellement collective.

«Chaque comédien et technicien pose des pas dans la réussite du film, croit-il. Faire un film, c'est faire des compromis, mais je crois avoir évité, pendant tout ce temps la compromission. Parfois, il faut savoir se retirer d'un film avant de le mettre en péril. Réaliser c'est savoir où et comment arrêter.»

Ce cinéaste libre estime avoir fait les films qu'il voulait faire pendant toute la durée d'une carrière de plus de 50 ans. Comme documentariste, il a creusé un chemin, un sillon profond, avec une signature bien à lui.

Que l'on pense à La Visite du général de Gaulle au Québec ou À Hauteur d'homme, sur Bernard Landry, et à ses portraits émouvants de Marie Uguay, Claude Léveillée et Félix Leclerc.

«Il faut sortir des cohues journalistiques en faisant des plans qui ne ressemblent pas aux autres, décrit-il. L'idéal c'est d'être toujours un peu à côté. Ça permet des images étonnantes en plus d'avoir un recul sur l'événement. Mais c'est dur de le faire. Il m'arrive de faire des beaux plans bien cadrés, mais où il n'y a rien.»

Fait moins connu, Jean-Claude Labrecque a aussi côtoyé en Italie, dans les années 60, les grands Antonioni et Fellini.

«Sur un tournage, Antonioni n'était pas parlable, se souvient-il. Il envoyait promener tout le monde. Fellini, au contraire, c'était le cirque. Il pleurait quand ça ne marchait pas.»

La fiction humaine

En fiction, Labrecque s'est aussi collé à l'humain. Mais la base de ses récits cinématographiques reste l'événementiel, les grands moments, comme la Révolution tranquille, dans Les vautours ou Les années de rêve. De vraies fictions, filmées comme telles.

«En fiction, admet-il, il y a une rupture de style en raison de l'utilisation du 35 mm. Peut-être aurait-il fallu prendre la caméra à l'épaule et suivre les personnages comme en documentaire.»

Ses documentaires, justement, sont très construits, avec des plans ou scénarios de tournage. Le cinéma direct, oui, mais longuement réfléchi.

«Avec Marie Uguay, dit-il, j'ai passé une année entière à faire ce film. Je m'occupais d'elle pratiquement. Landry, c'est pareil, on l'a collé pendant trois mois de temps. En documentaire, il faut prendre le temps. Plus tu le fais, plus tu peux deviner leurs faits et gestes.»

Il ne s'agit pas d'une approche sociologique qui consisterait à planter une caméra et attendre que quelque chose se passe. Il s'agit plutôt d'une véritable préparation pour faire émerger une réalité, autant celle du personnage que la perception du cinéaste.

«En fiction, tu diriges les personnages. En documentaire, en les observant, on peut prévoir leurs gestes. Il faut arriver à les pousser avec la caméra sans qu'ils s'en rendent compte. C'est assez amusant à faire. C'est là que ça arrive. En même temps, il faut garder le respect des gens.»

Mais le cinéaste n'a jamais hésité à foncer, à aller loin, à maintenir sa propre vision d'un personnage du premier tour de manivelle au montage final.

«Il est bon de travailler sans filet aussi, poursuit-il. Si tu fais un tournage complètement structuré, tu vas rester avec un film structuré, mais tu vas manquer des moments d'incertitudes qui font qu'un film est proche de la vie.»

Le documentaire aujourd'hui

Pour les cinéastes documentaires d'aujourd'hui, regrette-t-il, le temps estcompté au quart de tour, voire comptabilisé.

«Tous les avocats, les notaires et les comptables sont des cinéastes, souligne-t-il. Il faut lutter contre ça parce que les erreurs de tournage ne sont jamais des erreurs.»

Lui, il continuera à les capter avec son kodak désormais numérique. Il n'arrête pas. Avec un très petit budget de fonds de tiroirs de l'ONF, il vient de tourner Le moulin à paroles à Québec, cette longue conversation sur les Plaines qui a causé controverse. Sa caméra n'a rien manqué des 150 intervenants, mais il ne devra en garder qu'une vingtaine pour un film de 90 minutes.

«Je vais le terminer avec deux jeunes Inuites inouïes qui font le classique chant de gorge et livrent un grand texte qui nous dit: au fond, on était là les premiers. Chaque Français qui s'est pointé, on lui a montré comment vivre et se comporter pendant des centaines d'années. C'est peut-être le moment de nous remercier.»

À lire: Souvenirs d'un cinéaste libre de Jean-Claude Labrecque avec Francine Laurendeau, qui vient de sortir chez Art Global.

Quinze incontournables de Jean-Claude Labrecque

> 60 cycles (1965)

> La visite du général de Gaulle au Québec (1967)

> La nuit de la poésie 1970 (1970)

> Les smattes (1972)

> Claude Gauvreau, poète (1974)

> Les vautours (1975)

> Jeux de la XXIe Olympiade (1976)

> L'affaire Coffin (1979)

> La nuit de la poésie 1980 (1980)

> Marie Uguay (1982)

> 67, bis boulevard Lannes (1990)

> André Mathieu, musicien (1993)

> Le RIN (2002) > À hauteur d'homme (2003) > Félix (2009)

 

La Cinémathèque québécoise présente jusqu'au 17 décembre une rétrospective d'une trentaine de films, fictions et documentaires, de Jean-Claude Labrecque. Portrait d'un de nos plus grands cinéastes.