Avant d'arriver en salle, un film doit franchir de nombreuses étapes dont les ramifications demeurent méconnues. Ainsi, la distribution constitue une étape cruciale. Elle fait le pont entre la production et la programmation.

Certaines histoires de distribution sont plus originales que d'autres. Comme celle de Millénium au Québec, nous raconte le président d'Alliance Films, Patrick Roy. 

Une semaine après avoir lancé le film Millénium I sur 46 écrans du Québec, le 29 mai 2009, les chiffres sont tombés sur le bureau de Patrick Roy, président d'Alliance Vivafilm. Total des recettes en salle: 508 829$. À ce moment-là, le grand patron du plus important distributeur de films du Québec a poussé un soupir de soulagement.

«Tout de suite, j'ai su que le pari était gagné. J'étais très soulagé», dit-il au cours d'une longue entrevue accordée à La Presse au sujet des droits d'acquisition des trois films de la série Millénium. Une aventure digne d'un bon thriller ou d'une saga scandinave.

Celle-ci commence durant les vacances de fin d'année, celles de Noël 2008 pour être précis.

Se définissant comme un homme qui n'aime pas suivre les modes ou les tendances (en littérature, du moins), Patrick Roy repousse pendant un bon moment l'idée de se plonger dans la lecture de Millénium. L'ouvrage de Stieg Larsson est partout. On n'entend parler que de ça. «De l'antimarketing», se dit-il. À Noël 2008, il succombe. Et bien entendu, il adore le premier tome. Vite, il se plonge dans le reste de la trilogie.

Au retour des vacances, en janvier 2009, il se lance à la poursuite des droits cinématographiques des bouquins. À ce moment-là, affirme-t-il, il n'a qu'une vague idée de ce qui se passe. «J'avais le sentiment qu'il se préparait quelque chose en production. Or, non seulement j'apprends que c'est exact, mais on parle d'une sortie du film en Europe en mars 2009.»

Le premier opus doit même être présenté au Festival de Berlin en février.

«J'apprends aussi que les droits mondiaux de distribution sont détenus par Zodiak, une petite boîte que je ne connais pas, et que ces droits ne sont pas disponibles pour le Canada.»

Quelques semaines passent. Roy, qui ne prévoit pas se déplacer à Berlin, demande à des collègues européens d'aller voir la projection. Ces derniers, trop occupés, n'y vont pas! Par contre, bonnes nouvelles pour le Canada. Il semble que les choses ont changé et que les droits sont accessibles. Mieux encore, Roy apprend qu'une de ses relations d'affaires en France, Daniel Marquet, a été engagé par Zodiak comme consultant pour vendre le film dans le monde.

On approche alors de la fin février et des vacances scolaires. Patrick Roy a prévu un voyage en famille au Mexique. Mais le dossier Millénium l'accapare. Au point où il se dit prêt à se rendre en Suède, juste avant ses vacances, pour voir le film. Négocier sans avoir vu une oeuvre n'est pas inhabituel. Mais cette fois, le produit est tellement nouveau qu'il aimerait se faire une idée. Or, en Suède, le film est en suédois, sans doublage ou sous-titre, lui dit-on. Il laisse tomber cette option.

Par contre, Alliance possède une entreprise à Londres, Momentum. Roy s'organise pour que des employés de cette boîte assistent à une projection. Puis, il boucle ses valises et s'envole pour le Sud. «Dès qu'ils ont vu le film, mes employés m'ont joint pour me dire que c'était bien et conforme au livre. J'ai tout de suite après appelé Daniel et nous avons conclu une entente financière. J'ai terminé mon deal pour Millénium sur le bord de la piscine, au Mexique», lance-t-il en riant.

Autres ennuis

Arrive la mi-mars. Patrick Roy est de retour à Montréal. Il a peut-être conclu une entente pour la distribution de Millénium en français au Canada, mais il n'a pas encore signé le contrat. Il reste à négocier toutes sortes de conditions. Or, il apprend que Télé-Québec a acquis les droits sur la télésérie (six épisodes de 90 minutes). Ce qui complexifie les négociations.

«Moi, c'est la première fois en 20 ans de carrière que j'achète des films qui sont préachetés par une télé québécoise. Ça n'arrive jamais», dit-il. Normalement, un distributeur achète tous les types de droits, ce qui lui permet de maximiser ses profits ou de limiter les dommages si le film ne marche pas en salle.

Les semaines passent. Les négociations se poursuivent. Même s'il n'a toujours pas signé l'entente, Roy fixe au 29 mai 2009 la sortie en salle de Millénium I. Deux raisons motivent son choix: il veut tirer avantage de la visibilité que lui offrent le Festival de Cannes et la sortie du film en France (le 15 mai) et veut aussi profiter de la sortie du long métrage Anges et démons, le 15 mai au Québec, pour y coller une bande-annonce de Millénium.

Finalement, le 7 mai, Alliance signe son entente avec Zodiak. Le film doit toujours sortir en salle le 29 mai. Jusqu'à la signature du contrat, Alliance n'a pas de matériel pour préparer cette sortie. Or, la bande-annonce doit être prête le 15 mai! Lorsqu'il reçoit la bande-annonce française, Patrick Roy n'est pas satisfait. Il en visionne d'autres et retient celle de la Suède. Qu'il faut faire doubler.

Une nouvelle tuile tombe sur la tête du distributeur. «La Régie du cinéma nous annonce que Millénium I est classé pour les 13 ans et plus», raconte Roy. Il est alors impossible de diffuser une bande-annonce pour un film classé 13" avant la projection du film Anges et démons, classé pour tous. Alliance conteste la décision de la Régie. Et fait prévaloir son point de vue. On peut maintenant aller de l'avant...

Pari tenu

Foi de Patrick Roy, les employés d'Alliance et lui-même ont vécu des moments stressants au cours de ces semaines un peu folles.

«En distribution, on travaille souvent avec des comparatifs, rappelle-t-il. On essaie de dire que notre film pourrait marcher comme tel autre, même celui d'un autre distributeur. Mais là, je n'avais aucun comparatif. C'est insécurisant.»

Au lancement de Millénium I en salle, Alliance était à risque pour plus de 700 000$ entre les coûts d'acquisition et les dépenses de mise en marché (le distributeur ne donne pas de chiffres sur les coûts d'acquisition des droits mais les qualifie de très élevés pour un film suédois). Et comme les droits avaient été vendus pour la télé, il n'y avait pas de planche de salut de ce côté.

«Je devais presque tout récupérer sur les salles et les DVD, dit Patrick Roy. Il est vrai que nous sommes toujours à risque. Mais là, de ne pouvoir comparer à rien, dans des délais extrêmement courts, c'était vraiment très stressant.»

La vie du premier Millénium a été longue en salle. Le film a généré des recettes de 1 696 457$ aux guichets en plus d'avoir enregistré de bonnes ventes en DVD. En 2009, il a atteint le premier rang des films non québécois et non américains distribués au Québec. «On a battu tous les films français», s'enorgueillit Roy.

Mais le pari était-il réellement risqué? Tous ces gens qui lisaient l'ouvrage de Stieg Larsson partout en ville n'étaient-ils pas un gage de succès?

«C'est évident qu'on partait avec une notoriété, répond Roy. Mais entre un livre traduit en français et un film suédois... C'était ça, le handicap. Les Québécois ne vont pas voir de films suédois en salle. Si ça avait été un film américain, ç'aurait été un no brainer. Mais c'était un film suédois, avec des vedettes inconnues des Québécois. C'était vraiment un acte de foi. C'est ça, notre métier. On essaie de deviner ce qui va intéresser le public.»

Par la suite, Patrick Roy a fait l'acquisition des droits des deux autres Millénium en français en plus des trois films en anglais pour l'ensemble du Canada. Il y a eu d'autres négociations, d'autres impairs. Il a dû céder sur certaines dates de sortie. Mais Millénium a permis d'amasser 5 116 933$ en salle au pays. Et le Canada anglais n'a pas encore vu les volets II et III.

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Que fait un distributeur?

> Il fait l'acquisition des droits d'un film pour un territoire préétabli.

> Il choisit les films qui seront vus à l'écran en mettant à profit sa connaissance de la production locale et en parcourant les festivals.

> Il achète normalement les droits pour tous les types de diffusion (projection en salle, vente et location de DVD, télévision, câble, télé payante, télé à la carte, etc.).

> Il négocie avec les propriétaires de salles pour le placement et la diffusion de ses films.

> Il acquiert les droits pour des produits dérivés (chandails, affiches, tasses et autres babioles).

> Il achète de la publicité.

> Il fait doubler le film si nécessaire.

> Il achète ou fait monter les bandes-annonces.

> Il peut participer au financement de la production d'un film.