Dans la discothèque chez mes parents, il n'y avait qu'un remède pour me guérir de mes allergies à la chanson française: le saxo de John Coltrane. Car en plus des disques poussiéreux de Guy Béart, de Philippe Clay, de Patachou ou de Mouloudji, mes parents avaient aussi A Love Supreme de John Coltrane.

Je me suis longtemps demandé ce que la fille de 12 ans que j'étais pouvait comprendre à la musique de Coltrane et pourquoi diable j'aimais ça. J'ai peut-être obtenu un début de réponse avec le documentaire Chasing Trane de John Scheinfeld, qui signe le premier film autorisé sur ce géant et génie du jazz, mort trop jeune à 40 ans.

Disons-le d'emblée, certains purs et durs de Coltrane comme ce critique du New York Times ont trouvé le film linéaire et mièvre, lui reprochant de n'avoir pris aucun risque créatif sur le plan du récit pour décrire un musicien révolutionnaire qui, lui, n'a cessé de prendre des risques toute sa vie.

C'est peut-être juste comme critique, mais pour de simples amateurs comme moi qui dans le fond connaissent peu de choses sur la vie de John Coltrane, ce film est intéressant, riche et instructif. Il nous fait comprendre pourquoi John Coltrane n'a pas juste marqué les petites filles de 12 ans, mais l'histoire universelle de la musique, comme Bach, et celle de l'art en général, comme Picasso.

Il y en a qui jouent du jazz. Il y en a qui jouent du blues. John Coltrane, lui, joue la vie. 

Les paroles sont du guitariste Carlos Santana, un grand fan de Coltrane et un des nombreux qui témoignent dans un film où le narrateur qui parle au «je» au nom de John Coltrane est nul autre que l'acteur Denzel Washington.

Et si ce name-dropping ne suffit pas, sachez que l'ancien président Bill Clinton témoigne lui aussi, de même que les amis musiciens de Coltrane, des noms connus comme McCoy Tyner, Wayne Shorter et le vieux Sonny Rollins, ainsi que deux des trois fils de Coltrane. De toute évidence, le réalisateur a eu accès à l'ensemble de la preuve, y compris ces films maison où l'on voit Coltrane marié à la pianiste Alice McLeod et père de trois gamins s'épivarder sur le gazon de son bungalow à Long Island.

Peut-être que ce qui manque le plus à ce film, c'est la voix de Coltrane. Pas une fois pendant les 90 minutes du film n'entend-on le son de sa voix, preuve que les jazzmen n'étaient pas les invités de prédilection des talk-shows ni le sujet des reportages télé de l'époque.

Le son de son saxo, par contre, est partout, incrusté dans chaque plan, un son reconnaissable des kilomètres à la ronde, un son qui, selon certains, a réarrangé les structures moléculaires de la musique, un son frais, nouveau, à la fois intense et accessible au sens le plus pur du mot.

La vie de John Coltrane ne fut pas de tout repos. Né en Caroline du Nord à la belle époque (sic) de la ségrégation raciale, fils unique d'un pasteur méthodiste qu'il perd à l'âge de 12 ans, il déménage en 1943 à Philadelphie avec sa mère et troque sa clarinette contre un saxophone alto. Mais pour le documentariste, la date marquante de la vie de Coltrane, c'est le 5 juin 1945, date du grand choc musical qu'il éprouve en entendant pour la première fois Charlie Parker, une influence majeure.

L'autre influence de Coltrane sera un dénommé Miles Davis qui le recrute dans son quintette au milieu des années 50, le fout à la porte pour qu'il aille soigner ses problèmes d'héroïne et d'alcool et le réengage, le temps d'enregistrer ensemble un disque mythique: Kind of Blue. Ils se sépareront à nouveau et Coltrane, libéré de ses dépendances toxiques, formera son propre quartette avec, entre autres, Elvin Jones et le pianiste McCoy Tyner. Au même moment, il trouvera Dieu et, surtout, il trouvera le son inoubliable qui fut le sien, un son où la sensualité, le mysticisme et une indéniable humanité convergeaient dans une musique qui coulait de son saxo comme du miel et rendait n'importe qui accro. Il suffit d'entendre sa version de My Favorite Things, une banale chanson de Broadway, issue de la comédie musicale La mélodie du bonheur, pour s'en convaincre.



L'histoire du jazz

Dans les divers témoignages à son sujet, c'est un peu l'histoire du jazz qui défile sous nos yeux et qui nous rappelle que le temps a filé. Wayne Shorter et McCoy Tyner, qui ont tous les deux fait les beaux jours du Festival de jazz de Montréal à ses débuts, ont l'air d'avoir chacun 200 ans. Idem pour Sonny Rollins. Il n'y a que John Densmore, l'ex-batteur des Doors, qui semble avoir survécu au déluge du temps.

À partir de 1965, après l'incroyable succès de A Love Supreme, Coltrane pousse son exploration musicale un cran plus loin, voire un cran trop loin. Il bascule dans la dissonance, s'égare dans des sons stridents qui éloignent le public. Le film nous entraîne alors dans l'étrange pèlerinage que Coltrane, un pacifiste notoire, fait au Japon, y compris dans un Nagasaki dévasté par la bombe atomique. De retour au pays, il apprend qu'une autre bombe, celle d'un cancer du foie, le ronge de l'intérieur.

Le 17 juillet prochain, cela fera exactement 50 ans que John Coltrane nous a quittés. Ce film non seulement nous le rappelle à notre bon souvenir, mais nous fait voir tout ce que ce génie a apporté à la musique et tout ce que la musique a perdu avec sa disparition.

Chasing Trane - The John Coltrane Documentary. Documentaire de John Scheinfeld. 1h39.

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Image fournie par Abramorama

Chasing Trane - The John Coltrane Documentary