Dans la vingtaine, Ruben Östlund, skieur invétéré, a réalisé plusieurs «films de ski». Quand il s'est tourné vers le long métrage de fiction, c'était avec l'intention de revenir un jour braquer sa caméra sur les pistes et, surtout, ce qui les entoure (ces hôtels clinquants, artificiels) et ceux qui les dévalent (ces skieurs hauts en couleur... du moins sur le plan vestimentaire).

«Mais il y a bien peu de questions existentielles à poser et à se poser dans cette bulle assez kitsch», a noté le cinéaste suédois lors de l'entrevue par Skype qu'il a accordée à La Presse.

Sauf que la vie lui a généreusement donné du matériel à transplanter dans un tel décor.

Ainsi, grand consommateur de clips diffusés sur YouTube, il a vu - et apprécié - cette avalanche dévalant les flancs d'une montagne pour se diriger sur la terrasse extérieure du restaurant d'une station de ski. Il s'est régalé de la réaction des dîneurs, d'abord fascinés, puis terrifiés. Enfin soulagés, puisqu'ils ont été épargnés.

Et il y a également eu ce couple, des amis, qui, en vacances à Amérique latine, ont soudain vu surgir près d'eux des hommes armés qui se sont mis à tirer. Lui s'est immédiatement mis à couvert. La laissant, elle, sans protection. Selon les normes sociales, n'aurait-il pas dû se faire protecteur? Il a plutôt laissé parler son instinct de survie. Et décampé.

Télescopant les deux éléments, Ruben Östlund a écrit Force majeure. Ce quatrième long métrage - qui a reçu le Prix du jury dans la section Un certain regard au Festival de Cannes et qui représente la Suède dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère (on saura le 15 janvier s'il fait partie des finalistes à cet Oscar) - lui a permis de se pencher sur une question qui le taraude depuis longtemps: «Comment les êtres humains réagissent-ils dans des situations inattendues?» 

C'est aussi l'occasion de parler de la place de l'homme et de celle de la femme dans une société qui a des attentes bien précises sur ce plan, de cette figure (imposée?) qui se représente l'homme comme le protecteur de sa femme et de ses enfants.

Mon homme, ce héros

L'homme héros, quoi. «L'archétype le plus répandu de l'histoire du cinéma», selon le cinéaste. Mais que se passe-t-il hors de la fiction, quand le drame frappe, si l'homme ne parvient pas à «jouer» son rôle de protecteur? C'est la déception. La désillusion. Chez sa partenaire. Mais aussi chez le principal intéressé.

«Des recherches démontrent que le taux de divorces augmente chez les couples qui ont vécu des événements traumatisants comme un détournement d'avion, une catastrophe environnementale, un abordage en mer par des pirates», poursuit Ruben Östlund, dont les deux buts, avec Force majeure, étaient «de créer la scène d'avalanche la plus impressionnante de l'histoire du cinéma et de faire monter le taux de divorces». 

Il dit cela en riant. On ne s'étonnera d'ailleurs pas qu'après une telle citation, il se décrive comme un provocateur. Mais ajoutons que ce provocateur cinglant, intelligent, mordant est aussi... souriant.

Revenons sur l'avalanche, donc. Spectaculaire, en effet. Filmée en Colombie-Britannique, mais «transposée» par la magie de l'écran vert sur les pentes enneigées d'une station de ski des Alpes françaises, où Tomas (Johannes Bah Kuhnke), Ebba (Lisa Loven Kongsli) et leurs deux enfants viennent passer leurs vacances. 

Première journée, ensoleillée, clic, les photos, le bonheur un peu béat. Deuxième journée, heure du midi. La famille s'installe sur la terrasse du restaurant. C'est alors qu'une avalanche «contrôlée» est déclenchée.

Le spectacle est fascinant. On sort les téléphones cellulaires. On filme. On photographie. Et on se rend compte, soudain, que le mur de neige risque de ne pas s'arrêter à temps. Que la nature semble vouloir heurter de front la civilisation. Branle-bas de combat. Et alors qu'Ebba attrape les enfants pour les protéger, Tomas se saisit de ses gants. De son téléphone. S'enfuit.

Rôles imposés

Au bout du compte, tout se termine bien. Aucune vie n'a été en péril. Mais quelques images ont éclaté.

Et nous voilà au volet divorce évoqué - avec humour - par Ruben Östlund: que d'échanges (musclés) risquent de provoquer, au sein des couples qui verront ce long métrage, les faits et gestes de Tomas et Ebba, leurs réactions, leurs discussions. Si discussions il y a. 

«Ça, c'est ma critique de la relation de couple, du mariage, du style de vie bourgeois», ajoute celui qui se livre ici à une charge sans merci contre un homme et, ne nous leurrons pas, une femme. Mais aussi, plus largement, contre nos sociétés «civilisées» qui ne distribuent pas les rôles, mais les imposent.

Bref, avec Force majeure, Ruben Östlund n'atteint pas seulement deux buts, mais bien trois. Car il fait aussi réfléchir. Du début jusqu'à la fin, ouverte, du film. Et pour qui se poserait la question, bien sûr, il est divorcé.

Force majeure prend l'affiche le 16 janvier.