Premier vendredi soir de la nouvelle année, au Baxter Theater, véritable institution de la «Mother City». Sur la scène de l'auditorium plein à craquer, l'humoriste du Cap Nik Rabinowitz se paie la tête de Thamsago Jantjie, le «faux» interprète des funérailles de Mandela, qui s'est avéré être un charlatan au passé criminel.

«À côté de nous, Al-Qaïda passe désormais pour des enfants d'école!», lâche Rabinowitz, qui, dans un même élan subversif, se permet quelques blagues aussi hilarantes que douteuses sur Oscar Pistorius.

Stand-up d'origine juive, Nik Rabinowitz est un incontournable du circuit humoristique sud-africain, s'étant fait connaître pour son style délinquant et son sens de l'absurde, sa maîtrise de la langue xhosa et son talent pour l'imitation (sa parodie de Desmond Tutu est impeccable.)

Dans un café de Muizenberg, après sa séance quotidienne de surf, Nik Rabinowitz reconnaît faire partie d'un courant comique qui a émergé à la fin des années 90, en Afrique du Sud. «Après 1994, on a eu enfin l'impression de faire partie du monde entier», exprime l'humoriste, qui attribue à l'ère Mandela la liberté d'expression dont sa génération comique bénéficie. «En Namibie ou au Zimbabwe, les humoristes reçoivent un coup de fil le lundi matin, s'ils ont eu le malheur d'écorcher un politicien. Ici, en Afrique du Sud, ce genre de chose est impensable.»

La cible préférée que se partagent les humoristes sud-africains: Jacob Zuma, le président sud-africain hué lors des funérailles de Mandela. Marié à quatre femmes et père de plus de 20 enfants, Zuma a par exemple inspiré à l'humoriste David Kau un élan comique sur Twitter, lors de la réélection de Barack Obama. «Four more years», a tweeté le président américain, à quoi Kau a rappliqué «Four more wives».

Rire de toutes ses larmes

L'Afrique du Sud n'a pas fini d'essuyer ses larmes, endeuillée par la mort de Nelson Mandela. Vingt ans après la chute du régime de l'apartheid, la «nation arc-en-ciel» compose, de surcroît, avec des taux records de criminalité et de chômage, une épidémie persistante de VIH-sida, un climat politique qui baigne dans la corruption et une inquiétante indifférence à l'approche des élections de 2014.

De quoi se noyer dans une morose tristesse? Pas selon cette génération d'humoristes, dont l'esprit critique aiguisé mitraille Twitter, qui s'empare des travers du pays de Mandela pour divertir un public qui entend à rire.

À la tête de ce courant comique, Trevor Noah s'illustre comme le plus rassembleur et exportable des talents sud-africains. Le jeune natif du township de Soweto est une mégavedette en Afrique du Sud, applaudi pour son humour candide et son doigté pour faire rire avec des sujets chauds. Enthousiaste usager de Twitter - avec à son actif plus d'un million d'abonnés -, Noah a bâti sa renommée en trouvant le moyen de tourner en dérision des sujets comme le sida et le racisme.

En juillet 2013, il a séduit le public montréalais de Juste pour rire avec son spectacle Born a Crime, qui raconte sa situation d'enfant «illégal» né d'un père suisse et d'une mère noire sud-africaine, dans les années 80 de l'apartheid. «En tant que coloured [façon sud-africaine de dire «métissé»], je peux rire autant des Noirs que des Blancs», a confié Noah, en entrevue avec La Presse.

Après une percée remarquée au Fringe d'Édimbourg, Trevor Noah a tenté sa chance aux États-Unis, où il a été invité sur les plateaux de Letterman et Leno. Pour le public «international», il a modifié son humour, se moquant par exemple des Américains qui ignorent tout de l'Afrique. Ses efforts ont porté leurs fruits: Trevor Noah, en 2014, aura son propre sitcom sur le réseau américain Fox, produit par Will Smith et Jada Pinkett Smith.

Juste pour rire... de l'apartheid

Au Theater on the Bay de Cape Town, pendant tout le mois de janvier, le satiriste Pieter-Dirk Uys présente Adapt of Fly, spectacle solo dans lequel il caricature Julius Malema, Jacob Zuma, P.W. Botha, Desmond Tutu, Nelson Mandela et autres acteurs de la tragicomédie de son pays. Et oui: il s'empare aussi de la catastrophe du «faux interprète» du stade FNB...

À 68 ans, Pieter-Dirk Uys, le pionnier de l'humour sud-africain, mitraille son humour critique sur les scènes de Cape Town, Johannesburg et Durban, gère son propre théâtre à Darling (dans Le Cap occidental) et signe ponctuellement des pamphlets humoristiques dans les journaux sud-africains.

Dans le hall de l'hôtel Mount Nelson, au Cap, lui que Mandela a appelé «mon héros» raconte comment, dans les années 70, est né son personnage d'Evita Bezuidenhout, qui ridiculisait la bourgeoisie blanche ayant fermé les yeux sur l'apartheid. Pieter-Dirk Uys, jeté à la porte par ses parents, dont les premières pièces de théâtre ont été bannies, a déjoué les censeurs de l'apartheid et subi l'intimidation de la police. «Ils ont empoisonné mon chat. Mais ils ne m'ont pas tué! Mandela n'était pas Mugabe quand il est sorti de prison. De quel droit, aurais-je pu être une victime de la peur?»

À Londres, où il a étudié le théâtre dans les années 70, PDU a pris conscience des atrocités commises envers les Noirs dans son pays grâce aux documentaires de la BBC.

De retour au pays, il a fondé le Space Theater, convaincu que l'humour était la meilleure arme de changement. «À cette époque, l'Afrique du Sud avait besoin d'un porte-parole pour défendre Mandela emprisonné, l'ANC bannie et Winnie torturée», relate ce fils d'un père afrikaans et d'une mère juive allemande exilée en Afrique du Sud. En se travestissant en Evita (personnage qui l'a rendu célèbre), Pieter-Dirk Uys a aussi révélé son homosexualité, illégale pendant les années d'apartheid.

Toujours très prolifique, il estime que l'Afrique du Sud d'aujourd'hui est plus complexe et difficile à satiriser qu'à l'époque où il allait divertir Mandela dans son bureau présidentiel de Johannesburg, avec ses imitations délirantes.

«Je ne me suis jamais pris au sérieux. J'ai côtoyé des gens mourant du sida, des survivants des camps de concentration, qui avaient un sens de l'humour formidable.»

Quelques voix de l'humour sud-africain

Loyiso Gola

Jeune animateur de 30 ans de l'émission satirique hebdomadaire Late Nite News with Loyiso Gola, celui qui a été surnommé le «Jon Stewart de l'Afrique du Sud» aborde des thèmes comme le quotidien dans les townships - il a grandi dans celui de Gugulethu, en périphérie de Cape Town - et les relations interraciales dans l'Afrique du Sud post-apartheid.

Tweet célèbre: «From Gugulethu to the Emmys #life», a tweeté Gola, lors du gala des International Emmy Awards en octobre dernier, lors de l'annonce de sa nomination dans la catégorie «meilleure comédie».

Madam & Eve

La bande dessinée la plus célèbre d'Afrique du Sud est publiée dans 13 journaux et lue par 4 millions de personnes, partout sur la planète. Depuis 1992, Stephen Francis et Rico Schacherl relatent les échanges cocasses entre Ève, une aide domestique noire et sa Madam (sa patronne), toutes deux actrices de l'Afrique du Sud post-apartheid. Apportant une dose de légèreté et de philosophie sur l'Afrique du Sud en pleine transition vers la démocratie, la BD Madam & Eve a joué un rôle iconique dans l'Afrique du Sud post-1994.

Photo: tirée de Twitter

Loyiso Gola

Riaad Moosa

D'abord formé en médecine - il a pratiqué pendant trois ans -, ce stand-up né en Inde, a immigré à Cape Town avec sa famille quand il était enfant. Avec son humour qui s'abreuve des stéréotypes associés à l'islamophobie et au racisme, il trouve écho chez la communauté Cape Malay (les descendants des Indonésiens et Malaysiens, qui sont surtout dans la région de Cape Town). Riaad Moosa, qui était de la programmation de Just for Laughs en 2013, est aussi acteur: dans le film A Long Walk to Freedom, il a incarné le prisonnier politique Ahmed Kathrada.

Tweet célèbre: «Indian version of AK-47... a huge roll with chips, cheese and palony that will kill you

Photo: tirée de Twitter

Riaad Moosa