Elle s'appelait Suzanne Grandais. Au théâtre, elle avait donné la réplique à Lucien Guitry et était devenue une star du muet quand le cinématographe s'était fait usine à romances. À 27 ans, en 1920, un accident de la route la tua sec et, son cadavre allongé dans un champ de betteraves, elle entra lentement dans l'oubli. Ne restent d'elle que rares traces écrites: dans Histoire du cinéma (tome I, le muet), Bardèche et Brasillach évoquent «la charmante Suzanne Grandais»; Sadoul, plus causant, écrit dans Histoire du cinéma mondial: «Belle, sportive, bonne, pleine d'intrépidité et de belle humeur, naturelle et simple aussi, (elle) fut bientôt le symbole de la jeune fille française.»

Didier Blonde, dont le précédent ouvrage (Les fantômes du muet) a prouvé sa passion érudite du cinéma se passant de paroles (le meilleur, pour les mélancoliques), est parti à la chasse de cette star que l'on disait l'égale française de Mary Pickford. À travers les bouts de pellicule trouvés aux archives Gaumont, Blonde (le nom pour s'intéresser aux actrices!) a pu voir un de ses rares films complets (12 minutes) et en est «tombé amoureux quelques mois»; plus tard, il a trouvé chez un bouquiniste sa photo sur une carte postale sépia. Il s'est alors senti appelé par Suzanne Grandais...

 

Ce qui donne un livre superbe, une enquête sur miettes de souvenirs, renseignements incomplets, preuves en voie d'effacement. Un livre d'amour, aussi, une quête vaine à rencontrer l'obscur objet d'un désir. Blonde conclut ainsi son Tombeau de la muette: «Une femme est là, sur l'écran, qui me sourit et que je n'entends pas.» Avec le peu de choses qu'il trouve, il admet qu'il n'y a pas matière à «faire une histoire», mais son texte est un bonheur, celui qu'il a eu en traquant l'indice, celui que l'on éprouve en le lisant. Il y a du Modiano dans l'air...

Le fascinant de l'affaire, c'est que Blonde a rencontré, dans son enquête, un autre amoureux de la belle sportive, un devancier dans sa recherche de la star perdue. Aux archives Gaumont, un type lui a refilé un dossier «Suzanne G.» qui, dormant sous la poussière, était signé «Jean D.». Ce Jean D., dont la vie fut marquée par un amour total pour sa contemporaine, y avait déposé ce dossier en 1974. Né en 1895 (elle en 1893), cet homme avait attendu ses 80 ans pour écrire sur une dizaine de pages tout ce qu'il savait d'elle (si peu).

Amoureux du cinéma, lisez Un amour sans paroles. Dans ce peu que l'on sait, on trouve un portrait brumeux et merveilleux. Dans L'Essor, le film qu'elle tourne en 1920, les intérieurs n'ayant pas été faits lorsqu'elle est morte, on a sorti le film; on ne la voit qu'en extérieurs; pour les intérieurs, on a demandé à une figurante de la doubler, de dos: c'était Gaby Morlay.

Un amour sans paroles

Didier Blonde Gallimard, 157 pages,$$$

***1/2