«Vous ne pouvez imaginer quelle reine de la Terre j'étais à 12 ans», écrit Colette en 1908. Ces mots auraient pu être lancés, à peu de choses près, par Tinamer de Portanqueu, narratrice du roman L'amélanchier, publié quelque 62 ans plus tard par Jacques Ferron.

Car Tinamer y raconte sa petite enfance ensorcelée, non loin d'un bois magique «aéré, enchanté et bavard» de la Rive-Sud, peuplé d'une faune, d'une flore et de personnages féériques sous la gouverne de son père Léon, que la petite fille imagine être un noble «voleur de banques» quand il s'aventure du «mauvais côté des choses», c'est-à-dire en dehors de la maison.

C'est en tout cas ce qu'ont surtout retenu de ce conte-nouvelle un grand nombre de lecteurs, critiques et adaptations de L'amélanchier. Pourquoi L'amélanchier? Parce que l'arbre du même nom a la particularité de littéralement se transfigurer en avril, pendant tout juste quelques jours, telle l'enfance qui, quand elle est heureuse et innocente, ne dure qu'un instant dans le cours d'une vie.

En prise avec le Québec de la fin des années 60, qui s'intéresse enfin à la psychologie, le récit de 130 pages évoque de façon explicite le complexe d'OEdipe: pour Tinamer, son père Léon est un magicien et sa mère Etna, une sorcière, qui a tout de même le mérite d'être une sorcière effacée, ce qui laisse à la fillette les coudées franches pour séduire son père, pendant de longues promenades dans le petit bois où tous deux rencontrent des personnages inspirés d'Alice au pays des merveilles et de Pinocchio.

Mais lire L'amélanchier, c'est aussi découvrir l'histoire d'une autre enfance, dont il est rarement question dans les recensions. L'enfance de Coco, alias Jean-Louis Maurice, 15 ans, aveugle et considéré comme «retardé», «débile», qui vit dans des conditions effroyables au Mont-Thabor, où Léon de Portanqueu est en fait son geôlier.

Pourtant, en dépit de ces conditions terribles, Coco est encore habité par le paradis perdu de l'enfance. En vieillissant, Tinamer, au contraire, est pour toujours hantée par la nostalgie de sa jeunesse-amélanchier et de son père tout puissant, tous deux à jamais disparus: c'est le prix à payer quand on a un avenir, semble dire Ferron. Coco, parce qu'il ne possède rien de rien, garde la grâce...

Tout cela est raconté avec les envolées bruissantes de vie et les digressions chères à Ferron, des moments poétiques ou généalogiques (!) ainsi que des références au monde politique de l'époque, mais surtout à la littérature. L'amélanchier est un hommage à la littérature anglo-saxonne, avec ses clins d'oeil à Lewis Carroll ou son personnage de Monsieur Northrop, inspiré par le critique littéraire sherbrookois anglophone Northrop Frye.

Ce qui nous frappe, pourtant, dans ce livre, c'est la culpabilité et la souffrance exprimées par Ferron dans les pages consacrées au fameux Mont-Thabor, où vit Coco. Sous ce nom qui évoque la célèbre montagne de Galilée, Ferron parle en fait du Mont-Providence, l'hôpital psychiatrique situé à Rivière-des-Prairies où il pratique la médecine en 1966 et 1967. En 1969 et 1970, il sera également omnipraticien, cette fois à l'unité des femmes de l'hôpital psychiatrique de Saint-Jean-de-Dieu.

L'expression «enfants de Duplessis» n'existe pas encore, mais ils sont pourtant là, dans les pages de L'amélanchier, tous ces gens diagnostiqués «retardés, arriérés ou débiles», à tort et à raison, vivant dans des conditions débilitantes et innommables, que Ferron va pourtant nommer dans son livre. Devant ces êtres humains traités moins bien que des bêtes, l'écrivain prolifique et le politicien engagé qu'est Ferron vacillent.

Si c'est Tinamer qui en est la narratrice, L'amélanchier est au moins autant l'histoire de Léon de Portanqueu. L'histoire d'un père qui voit son rôle et son importance s'estomper quand son enfant entre dans le «vrai» monde, l'histoire de tout père dont l'image d'empereur et de dieu s'écroule à mesure que sa progéniture vieillit...

Est-ce pour cela, et tant d'autres choses, que L'amélanchier est toujours un aussi beau livre? «Un grand livre», disait encore Pierre Foglia en février dernier, dans une de ses chroniques. Un livre dont on ressort triste, c'est vrai. Mais aussi reconnaissant si on a eu la chance d'avoir une enfance protégée ou, au moins, normale. Parce que, «dans la vie comme dans le monde, explique Tinamer, on ne dispose que d'une étoile fixe, c'est le point d'origine, seul repère du voyageur».

Extrait:

«- Tu verras, Tinamer, quand ils auront tout bousillé, tout gaspillé, Hérode, Ogou Ferraille, Papa Boss et compagnie, tu verras, ils te feront manger du plancton et de la cellulose.

Il [Léon de Portanqueu] parlait ainsi rarement, comme malgré lui. Ensuite il cherchait à replâtrer le bon côté des choses à coup de botanique, d'entomologie et d'ornithologie laborieuses. Il me montrait des asters qui fleurissent contre tout espoir le jour même qui précède la nuit de la première gelée blanche, l'étonnant concerto de la salicaire et du couchant, l'apparition des premières mésanges et des geais bleus gouailleurs et effrontés. Mais la fissure restait et peu à peu le mauvais côté des choses s'insinuait dans le bon. [...] Au moins si nous avions pu rejoindre, au-delà de mon domaine précaire et menacé, la grève de sable, au bord de la mer des Tranquillités! La semaine de l'amélanchier était passée depuis longtemps. L'été croulait d'étage en étage. Ça serait bientôt novembre.»

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À quelques mois de la crise d'Octobre


En mars 1970, âgé de 49 ans et toujours prolifique, Jacques Ferron procède à un double lancement aux éditions du Jour: une version augmentée de son roman Cotnoir (paru en 1962) et un nouveau livre, L'amélanchier, à une période particulièrement fébrile tant au Québec, où le Front de libération du Québec est très actif, que dans sa vie personnelle.

Celui qui a fondé le parti Rhinocéros en 1963 et tient une chronique littéraire hebdomadaire dans deux importantes publications tout en pratiquant la médecine à son bureau et à l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu va, six mois après ce lancement, recevoir la visite brutale de la police à son domicile et à son bureau, dans le cadre des perquisitions de la crise d'Octobre.

Le Québec est alors en proie à une transformation inattendue et violente, loin de la Révolution tranquille. À la fin du mois de décembre, Ferron agira à titre de médiateur pendant l'arrestation de Paul et Jacques Rose et de Francis Simard, tous trois recherchés pour l'enlèvement et la mort de Pierre Laporte.

Il témoignera l'année suivante à leur procès, pendant que L'amélanchier est en lice pour plusieurs prix, dont le prix France-Québec. Ces événements ébranlent profondément Ferron. Sa santé, après des années de travail acharné, commence à décliner. Le Québec, lui, est sur son erre d'aller...

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Ce qu'ils en ont dit...

«C'est peu dire que j'ai aimé L'amélanchier, le plus récent récit de Jacques Ferron. [...] L'amélanchier m'a pris aux tripes plus qu'aucune oeuvre de Ferron [...]. Ferron poète? Il ne manquait plus que ça et cela manquait en effet [...]. Ce renouement du pays des hommes et des pays de l'homme, ce rejet des hiatus trop souvent assumés me paraissent être la flèche de la splendide aventure littéraire de Ferron, du grand Ferron sans qui nous serions plus petits, je veux dire pas tout à fait nous-mêmes.»

- Réginald Martel, La Presse, 11 avril 1970

«L'amélanchier est un livre d'une intense poésie.»

- Jean Éthier-Blais, Le Devoir, 12 décembre 1970

«Dans L'amélanchier, [...] il n'y a pas seulement l'enfance, il y a l'art, et là-dessus on n'en finirait pas d'évoquer l'écriture, la poésie - la sûreté et la complexité du geste, la beauté de floraison de l'oeuvre, riche comme un jardin riche; et je ne sais quelle gravité dans tout cela et auprès de Tinamer. Ce texte est écrit sur l'infranchissable écran qui nous sépare de la Lumière et qui ne laisse filtrer que ce qu'il faut d'ors pour illuminer les arabesques que nous y traçons pour témoigner d'Elle.»

- Pierre Vadebonceur, Les deux royaumes (essai publié en 1978 à L'Hexagone)

«Jacques Ferron a écrit ici des pages inoubliables qui compteront parmi les meilleures qu'il aura publiées. L'amélanchier est un livre qu'il faut lire dans le privé.»

- Victor-Lévy Beaulieu (présentation de la réédition dans la collection «Typo»)

Photo archives La Presse

Sur la photo, des fantassins de l'armée fédérale dans le centre-ville de Montréal, en 1970.