Avec Une réunion près de la mer, Marie-Claire Blais termine son cycle romanesque Soifs, qui n'a pas d'équivalent dans la littérature québécoise, et peut-être même mondiale. Dix romans, plus de 200 personnages, près de 3000 pages écrites pendant plus de 20 ans qui embrassent (et embrasent) littéralement notre époque. Pour saluer cette conclusion, La Presse est allée rencontrer la plus américaine et la plus nobélisable de nos écrivains dans son île de Key West.

Elle arrive à notre rendez-vous sur une terrasse de la rue Duval, son éternelle frange écrasée sous une casquette, chemise à carreaux, blouson de cuir, jeans. Elle a la silhouette frêle des gens dont le corps s'amenuise en vieillissant, comme s'ils étaient dévorés intérieurement par le feu d'une vie intérieure intense. Difficile d'imaginer que de cette petite femme si douce est née une oeuvre gigantesque, pleine de violence et de beauté.

Avec son look un peu bohème, Marie-Claire Blais ne détonne pas dans le paysage de Key West, qui conserve son esprit baba cool, malgré l'embourgeoisement. Il y règne toujours un esprit festif, mais un peu lendemain de veille; c'est encore une destination gay friendly, qui n'a plus la sauvagerie et la folie d'autrefois, dans les grandes années où on pouvait y loger à peu de frais, ce qui attirait la jeunesse.

Key West est une île d'artistes et d'écrivains, et c'est pourquoi elle l'a choisie pour y vivre à temps plein il y a une bonne trentaine d'années. Et Key West, c'est sa source d'inspiration, le microcosme jamais nommé de sa série romanesque Soifs qu'elle écrit depuis plus de 20 ans.

La plus mystérieuse de nos écrivains vivants expédie rapidement la séance photo. «Vous savez combien je déteste cela», dit-elle, et nous éclatons de rire. Dans le milieu littéraire, tout le monde sait à quel point elle est timide et farouche, elle en est consciente. Cette aversion pour la vie publique est presque légendaire et n'a rien d'une posture: elle hait vraiment ça et protège jalousement sa vie privée. Jamais elle ne voudra montrer l'endroit où elle habite avec ses cinq chats adorés. Elle est un peu comme Réjean Ducharme, qui, d'ailleurs, lui avait dédié L'Océantume en 1968, «respectueusement comme à une princesse», écrivait-il. Mais pour les entrevues, elle se fait violence, persuadée que l'écrivain doit défendre ses livres comme on défend ses enfants.

La traversée du siècle

À 78 ans, Marie-Claire Blais a pratiquement traversé le siècle. Non seulement elle l'a traversé, mais elle a voulu le saisir par l'écriture. On ajoute qu'elle y est parvenue avec Soifs. Tous ses personnages sont inspirés de gens réels, certains très proches, d'autres qui n'ont été croisés que quelques fois dans ses pérégrinations nocturnes de Key West. C'est une oiseau de nuit qui aime se fondre dans la faune des marginaux. Marie-Claire Blais protège encore plus ses sources qu'elle-même. C'est son matériel. Plusieurs de ses personnages dans la vie réelle ne savent même pas qu'elle est écrivaine. Elle les aime tous également, qu'ils soient riches ou pauvres, artistes, drag queens, ouvriers, intellectuels, criminels ou itinérants.

Il faut rappeler qu'elle n'avait que 20 ans lorsqu'elle a publié en 1959 son premier roman, La belle bête. Qui avait été reçu très violemment au Québec. C'était l'année de la mort de Duplessis. «Une jeune fille qui écrivait des livres, à l'époque, on la maltraitait, on ne l'aimait pas, on ne l'accueillait pas bien», se souvient-elle. Pour Marie-Claire Blais, le Québec de la «grande noirceur» n'est pas un concept, que certains contestent aujourd'hui. «C'est qu'ils ne l'ont pas connu, laisse-t-elle tomber. Tous nos écrivains qui ont beaucoup souffert, ils étaient là. Gabrielle Roy, Anne Hébert... Elles sont souvent parties.»

C'est son cas. Elle a bien vécu quelques années en France, un pays qu'elle aime, mais son âme est américaine. Pour toujours reconnaissante envers Edmund Wilson, le grand critique états-unien qui la considérait comme un génie, et qui l'a encouragée à demander la bourse Guggenheim. Elle l'obtient en 1963, et cela changera son destin. Elle vivra à Cambridge et Cape Cod, ce qui lui permettra de voir de près le bouillonnement des années 60 aux États-Unis.

Au côté des minorités

Jamais elle n'oubliera le combat des Noirs pour les droits civiques, et toutes les luttes d'émancipation pour toutes les minorités. D'ailleurs, dès notre arrivée, elle nous dit qu'il est très important d'aller voir le monument commémoratif des victimes du sida, qui a décimé la communauté de Key West dans les années 80-90.

La jeunesse fauchée en plein vol et l'homosexualité sont des thèmes majeurs de son oeuvre.

«C'est une immensité de jeunes gens qui sont partis. Ils venaient de partout. Ils étaient comme les jeunes gens d'aujourd'hui et il faut le leur rappeler. On ne peut pas être inconscient de cela. Pour le souvenir des sacrifiés, mais pour leur propre vie aussi.»

Cette conscience des opprimés traverse entièrement la série Soifs, du premier au dixième roman. Née dans une famille modeste de Québec, où elle était l'aînée de cinq enfants, possédée d'avance par le démon de l'écriture, probablement terrorisée par la peur d'un avenir bouché - elle n'a pas eu les moyens d'aller à l'université -, Marie-Claire Blais prend depuis toujours la défense des humiliés et des marginalisés. Et même des bourreaux, pour essayer de les comprendre. Dans Une réunion près de la mer, elle ose, par le personnage d'écrivain de Daniel, le chef d'orchestre des romans, entrer dans la tête de Herta Oberheuser, la seule femme médecin des camps d'Auschwitz et de Ravensbrück. Elle a fait la même chose avec un prêtre pédophile ou un meurtrier de masse...

Parce que l'oeuvre de Marie-Claire Blais est à la fois un sommet de sensibilité ET d'amoralité. «Chaque être humain a droit à une voix, croit-elle sincèrement. Même le pire criminel a droit à une voix. À sa voix. Parce que ça nous éclaire sur ce que nous sommes. Ces gens qui ont fait des crimes incommensurables sont des êtres humains. Ils ne viennent pas d'une autre planète. Mais ils sont dans une telle condamnation, c'est comme si on les avait mis dans un enfer et qu'on ne voulait pas ouvrir la cage de l'enfer. S'ils pouvaient se défendre, que diraient-ils? S'ils pouvaient renouveler leur vie, que feraient-ils? Est-on un nazi pour toujours, ou peut-on changer?»

L'impureté de notre paix

Dans Une réunion près de la mer, les thèmes et les nombreux personnages de Soifs sont effectivement réunis. Sur tous planent les ombres et les menaces: la Shoah, Hiroshima, Tchernobyl, le terrorisme, le sida, les dérèglements climatiques, les réfugiés, la tuerie d'Orlando... Mais si la série se nomme Soifs, au pluriel, c'est que chaque être est dans l'ivresse de vivre et l'espérance. Elle a parfaitement compris, et décrit dans de longues phrases sans point où nous passons d'une conscience à l'autre, combien nos esprits sont tourmentés aujourd'hui, et illustré ce mélange d'horreur et de beauté qui caractérise nos existences. «Nous vivons dans ce déchaînement de la violence, mais nous essayons d'être heureux, note-t-elle. C'est notre monde moderne. Notre paix est toujours entamée. Elle n'est pas pure. C'est quelque chose que tout le monde ressent. On veut rester libre, on ne veut pas penser à cela, mais c'est toujours là. La seule chose terrible, c'est de ne pas vouloir ressentir.»

Oui, nous pouvons

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Marie-Claire Blais n'a rien d'une pessimiste. Elle a trop observé le monde pour céder à cette paresse, elle qui est passée d'une grande noirceur à la lumière de Key West. Sa liberté, d'écrivaine et de femme, elle l'a conquise, avec tous les sacrifices que cela a demandés. L'extrême solitude de l'écriture, sa discipline de fer et la précarité ont été le prix à payer pour connaître les éblouissements. Les amitiés, l'amour et l'art ont été ses seules bouées, sur sa petite île parfois malmenée par les ouragans. Elle ne l'a pas quittée lors du récent passage d'Irma - trois semaines sans électricité dans son quartier déserté -, pas plus qu'elle n'abandonnera sa vocation d'écrivaine qui tient presque de la mystique.

«Nous sommes plus avancés, affirme-t-elle. Nous avons d'énormes préjugés, mais pas comme avant. Nous avons beaucoup de chemin à faire encore, mais nous avons évolué malgré nous. L'époque nous a appris à devenir meilleurs que ce que nous étions, moins scrupuleux, plus généreux. Nous avons ressenti la liberté nouvelle. Mais les qualités acquises, il faut toujours qu'elles se développent davantage.»

«Je crois que le fait que les gens sont forcés de sortir de leur ignorance, ça, c'est une grande chose. Ils voient bien ce qui se passe, dans cette précipitation où nous apprenons tout à l'instant.»

Elle ne croit pas du tout que nous reculons, malgré les preuves du contraire. «Quand il y a une grande évolution avec un homme remarquable comme l'était Obama, il y en a qui ne suivent pas, qui disent non à l'avancement. Mais on ne peut pas oublier tous ces gens qui ont moins de connaissance, qui se sentent humiliés. Les pauvres sont très conscients qu'on leur marche dessus, qu'ils ne sont pas compris. Mais ça ne va pas durer. Nous allons retourner vers quelque chose de lumineux, j'en suis sûre. Ça va revenir. Si nous sommes assez sages pour ne pas faire de guerre. Je suis dans l'espérance. Parce que c'est dans l'être humain de vouloir changer, de vouloir être dans l'univers, pas seulement dans son pays, et d'avoir une compréhension universelle des autres.»

C'est certainement en elle. Alors que nous nous quittons, elle se retourne soudainement, et murmure, avec sérieux, comme si elle confiait un secret: «C'est l'âme contemporaine que je veux saisir.» Et elle disparaît tranquillement dans la nuit de Key West.

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Une réunion près de la mer, en librairie le 16 janvier