Karl Ove Knausgaard est un véritable phénomène en Norvège, où 10 % de la population a lu avec avidité son autobiographie qui tient en quelque 3000 pages, divisées en 6 tomes. Propulsé star littéraire partout où il est traduit, tant en France, aux États-Unis qu'en Scandinavie, il est devenu l'icône des intellos Emmanuel Carrère a même inclus Un homme amoureux, le deuxième tome publié en français en décembre, dans sa liste des meilleurs romans de 2014. Portrait d'un engouement sidérant et d'un homme controversé.

Difficile de dire ce qui surprend - ou choque - chez Karl Ove Knausgaard. Qu'il écrive que son travail «ennuyeux» de traducteur est «cent fois plus captivant et inspirant» que de s'occuper de sa fille d'un an? Le «léger désagrément» qu'il éprouve devant le «côté féminin» d'un père qui s'occupe de son enfant en poussette dans un café? Ou encore, qu'il ait appelé son autobiographie en six tomes Min Kamp (Mon combat), un titre qui, en norvégien est très proche du Mein Kampf d'Hitler?

Par-dessus le marché, le romancier norvégien, suédois d'adoption, s'est attiré les foudres de ses proches en décrivant l'alcoolisme de son père et de sa grand-mère, l'incontinence de cette dernière et comment il a trompé son ex-femme - entre autres révélations. Cela lui a valu des accusations de «Judas» de la part de sa famille.

Alors qu'on en est au quatrième volume en anglais, la deuxième fournée de la traduction française de l'oeuvre de Knausgaard, Un homme amoureux, est parue en décembre. Chaque bouquin est plutôt volumineux - environ 800 pages chacun -, l'édition originale norvégienne, publiée entre 2009 et 2011, comptant pas moins de 3000 pages. Tout ça pour un homme de 46 ans...

Le tout est cependant fluide: Knausgaard a l'air d'écrire tout ce qui lui passe par la tête, mais ce n'est jamais décousu. Dans un passage dont le souffle devient plus évident à la relecture, il décrit le calme plat et la désorientation qui suit l'achèvement d'un roman. Ayant plus de temps libre, il passe plus de temps avec sa fille, à la promener en poussette. Suit une description douce-amère, ponctuée de tirades controversées, sur son identité sociale et ses sentiments de père, entrecoupée d'une conversation potino-littéraire avec un ami et d'un fugace échange de regards avec une coiffeuse fumeuse qui «avait dû être la beauté du village où elle avait grandi».

En revenant chez lui après la promenade, sa fille se réveille en pleurant comme à l'habitude. Il confie à sa femme qu'il a détesté sa séance de yoga rythmique («l'enfer ça devait être comme ça: doux, gentil et plein de mères inconnues avec leur bébé») et elle répond machinalement, plus intéressée à leur fille. «L'attention qu'elle prodiguait à Vanja était tout autre que la mienne. Elle l'investissait complètement et était foncièrement authentique.»

Incohérences assumées

C'est ce genre de passage qui lui a valu le surnom d'«existentialiste du Nord». L'appellation est d'autant plus juste que Knausgaard ne cache pas ses incohérences et n'hésite pas à laisser ses pensées inachevées. Il égrène au fil des pages son dédain pour le «fascisme» du jogging, le volontarisme arriviste ou la fascination des Suédois pour la cuisine méditerranéenne, expliquant vaguement qu'il est un «homme du XIXe siècle». Il oppose laconiquement devoir et bonheur. Il laisse tomber «Lul - qu'est-ce que c'était que ce nom-là», pour dénoncer la mode des prénoms originaux déracinés de la culture scandinave. Et jamais il ne tente de justifier ses élans misogynes et réactionnaires.

Au début du premier tome, La mort d'un père, après avoir confié sa fascination pour Proust, il décrète qu'il ne suivra pas son exemple d'exploration subjective de son passé. Et il se lance dans 583 pages de ruminations sur ses relations difficiles avec son père depuis l'enfance...

Au coeur de cet exercice magistral de réalisme subjectif se trouve la dualité de l'expérience affective: la coexistence de l'amour et de l'égoïsme, que Knausgaard relie directement aux relations ambivalentes de l'enfant avec ses parents. Il faut dire que ses souvenirs de son père, à l'ironie dévastatrice pour un jeune garçon, constituent un exemple canonique du mélange de frayeur et d'attirance envers un parent froid et autoritaire.

Le tour de force de Mon combat réside dans ses niveaux de lecture. Knausgaard est à la fois universel - si on limite l'univers aux sociétés occidentales et à l'élite cosmopolitaine mondiale - et très individuel dans son instantané des relations hommes-femmes. Mais il s'agit aussi d'une description intime et exotique de la vie d'un homme scandinave, du père laconique au couple égalitaire et bourgeois, en passant par le désagréable voisin russe et les émois amoureux et musicaux d'un adolescent. Rajoutez à cela des soupçons de critique littéraire et artistique, et vous avez une oeuvre que 10% des Norvégiens - un demi-million de personnes - ont achetée. Avec raison.

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Un homme amoureux

Karl Ove Knausgaard

Denoël, 778 pages

***1/2

Roman ou autobiographie?

Min Kamp devait être au départ une oeuvre autobiographique. Mais les éditeurs de Knausgaard ont exigé que son oeuvre soit officiellement qualifiée de «roman», pour éviter les poursuites des proches dont les travers sont étalés au grand jour, a-t-il révélé dans plusieurs entrevues. La version anglaise a repris le qualificatif de «mémoire». En français, il s'agit d'un roman. Ces précautions ne lui ont pas évité l'opprobre: une radio norvégienne a organisé une entrevue corsée avec Knausgaard et une ex qui a appris en lisant le livre qu'il l'avait trompée.