En Algérie, le chergui est un vent chargé de sable, un brouillard ocre et grenu qui épuise l'esprit et dont émerge, brièvement, une figure, une maison, un objet. C'est en quelque sorte d'un chergui virtuel que surgit Le Café Maure de Mazouz OuldAbderrahmane: le premier et seul roman du scénariste-réalisateur-homme de théâtre d'origine algérienne, émigré à Montréal en 1974 et mort en novembre dernier, vient d'être publié grâce aux éditions québécoises Triptyque.

Il y a quelque chose du conte oral qui serait écrit, de la chanson populaire devenue poème dans ce roman assez stupéfiant, rempli de vie et de paroles et de colère et de beauté. Il se déroule dans les années 50, sur la place haute de Tijditt, dans la ville de Mostaganem, où les quatre cafés dans lesquels se réfugient les hommes algériens portent tous le nom de Café Maure. On suit Fekkir, adolescent orphelin qui raconte sa vie dans l'un de ces cafés, entouré d'hommes asservis, dépossédés de tout par les «Roomis» (les colons français), quelques années avant la guerre d'indépendance de l'Algérie.

«Mazouz n'a pas vécu la vie de son personnage, explique Sylvie Melançon, femme de l'écrivain et réviseure du roman, écrit dans les années 90. Mais comme il était orphelin de mère à 8 ans, il faisait beaucoup l'école buissonnière, comme bien des enfants algériens de cette époque de misère, et il s'en est inspiré pour raconter ce qu'il a vu.»

L'âge de la parole

Outre la vigueur de la plume, la force de ce Café Maure est de nous faire comprendre à quel point l'extrémisme qu'on reproche à l'Algérie actuelle trouve ses racines - et peut-être un début d'explication - dans un autre extrémisme, celui du colonialisme français au siècle dernier.

Aux prises avec ses propres problèmes, le Québec d'alors, comme celui d'aujourd'hui, ignore en grande partie ce pan de l'histoire, et ce n'est pas le moindre intérêt du Café Maure que de nous donner la mesure de cette autre réalité, parfois cruelle, parfois poétique, politique ou fatale.

Car tout ce que ces hommes, ces «autochtones» du Café Maure possèdent, c'est la parole. Ils discutent, se provoquent, s'injurient, s'interpellent et, page après page, OuldAbderrahmane relate leurs échanges. Cela peut sembler bien peu ou bien futile, du vent, que tous ces mots. Mais c'est justement parce qu'ils se parlent, qu'ils s'écoutent, qu'ils argumentent et se heurtent, que ces hommes sans rien sont capables de se rassembler: un des plus beaux passages du roman relate le mariage de Fekkir, où tous collaborent à faire une noce digne du jeune «roi des pauvres», en dépit de leurs divergences orales.

Si ce court roman s'écoule au rythme du quotidien, tout se précipite dans les deux derniers chapitres, ce qui peut surprendre. «Je crois que c'est parce que Mazouz était homme de théâtre, explique Sylvie Melançon. Il est devenu comédien dès l'âge de 15 ans, et je crois qu'il voulait ainsi signifier que le rideau tombait sur l'ère de la parole, c'est celle de l'action qui débutait. Celle du drame, de la mort.»

En 2006, Mazouz OuldAbderrahmane a reçu un diagnostic d'Alzheimer. Le chergui avait repris du service et ensablerait sa mémoire jusqu'à sa mort, en novembre 2012. Le Café Maure, lui, en a surgi à jamais.

Le Café Maure

Mazouz OuldAbderrahmane

Triptyque, 176 pages

À propos de Mazouz

S'il n'a écrit qu'un seul roman, Mazouz OuldAbderrahmane a été un acteur, scénariste, monteur et réalisateur prolifique.

Né en Algérie en 1941, il joue dès l'âge de 15 ans dans la troupe de théâtre de rue Masrah El Garagouz de son frère aîné Kaki (lors du passage en 1964 de la troupe à Paris, les critiques seront dithyrambiques devant le jeu des acteurs et le mélange inédit de nô japonais, de tragédie grecque, de commedia dell'arte, etc.), puis devient acteur dans des films algériens, tout en participant à la création du Théâtre National Algérien avec Kaki et en fondant un important ciné-club dans sa ville natale de Mostaganem.

Il réalise et monte aussi ses propres films avec les moyens du bord, avant de travailler à l'ORTF en France. C'est là qu'il rencontre, à Paris, la peintre québécoise Sylvie Melançon.

En 1974, il s'installe à Montréal avec elle (le couple a deux enfants). Dans les années 70, il signe des mises en scène au Québec.

Pendant la décennie 1980, au Québec, il réalise, scénarise et/ou monte des films pour l'ONF (notamment la réalisation de l'excellent documentaire C'est la première fois que j'la chante: Félix Leclerc), Radio-Canada et Ciné-films: fictions, documentaires, adaptations (notamment de Le sourd dans la ville de Marie-Claire Blais et Comment faire l'amour à un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière) ou émissions pour enfants, celui qui signe Mazouz s'intéresse à tout, tant LG2 que Pop Citrouille!

Dans les années 90, il réalise les longs métrages québécois La fille du maquignon et Montréal rétro.

En 1997, il s'intéresse de plus en plus au cinéma numérique et en écrivant son roman Le Café Maure. En 2006, il reçoit un diagnostic d'Alzheimer. Il en meurt à 71 ans, en novembre 2012.

Sources: Sylvie Melançon, djazairess.com, IMDb.fr