Dans Passions d'Annie Leclerc, paru en 2007, Nancy Huston signait sous forme d'essai un hommage à son amie philosophe disparue, dont la pensée lumineuse est encore trop peu connue, peut-être parce qu'elle se penchait sur des sujets dédaignés par la philosophie. Notamment la maternité, et l'enfant.

Nancy Huston signe aujourd'hui la préface de ce petit livre posthume - mais ô combien dense - au titre plus que délicat: Paedophilia ou l'amour des enfants. Un essai sur lequel Annie Leclerc aura travaillé toute sa vie, ayant été elle-même victime d'abus; le sujet qui a fait d'elle une philosophe, est persuadée Huston. Annie Leclerc rappelle que dans la formation du mot pédophilie, qui n'est aujourd'hui que la désignation d'une perversité, il y a le mot amour et il n'y a jamais eu le mot sexe. Aussi forme-t-elle le mot Paedophilia pour englober plus généralement le sentiment amoureux pour l'enfant, afin de pouvoir parler de cet indéniable attrait de l'adulte envers lui, et sans lequel l'enfant ne pourrait grandir. Un amour qui, parfois, pour certains, tourne affreusement mal... Leclerc ne s'applique pas tant à dénoncer l'agression sexuelle de l'enfant qu'à en comprendre les mécanismes et ses dommages, et cela, d'une façon qu'on a rarement entendue. L'enfant, selon l'étymologie latine, est désigné comme «celui qui ne parle pas», qui n'est pas dans le langage. Et tout part de là. Parce que cela ne veut pas dire qu'il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il est au fait du secret de la chambre à coucher de ses parents, il a lui-même ses propres secrets tout à fait jouissifs, et c'est dans l'ordre du monde et de la Loi. Mais l'agression - la transgression - du pédophile inverse la Loi, que l'enfant ne veut pas briser, d'où son mutisme, explique Leclerc. L'enfant sait qu'il ne doit pas savoir cela. «Le secret qui n'avait jamais été coupable le devenait. Jamais les parents n'auraient consenti à un tel événement. Ils en auraient été horrifiés, meurtris. L'enfant se trouva accablée soudain du mal terrible qu'elle ferait s'ils savaient. La voilà obligée de porter pour eux le mal des parents.»

Annie Leclerc va plus loin encore dans sa réflexion en questionnant cette tendance de pousser les enfants victimes d'abus à dénoncer leurs agresseurs. «Voilà qui arrange notre conscience effrayée, mais certainement pas celle de l'enfant mis à mal par ceux qu'il ne peut se résoudre à envoyer en inhumanité. Quoi? Charger son père, son frère, son oncle, son grand-père, celui-ci, celui-là, d'une si grande abomination? Est-ce lui l'enfant qui devrait, par sa plainte, fendre la mère en deux, briser la famille en quatre, livrer le bourreau aux crachats publics, à la police, au cachot? Est-ce à lui de précipiter parmi les siens le désastre qu'il cherche à leur épargner par son silence?»

Ce qui fait dire à Annie Leclerc que si l'enfant se tait, c'est «parce qu'il a ses raisons». Elle est peut-être la seule à se questionner sur les raisons de l'enfant, qui lui importent plus que ses droits - elle préférait qu'on dise «devoirs de l'adulte envers l'enfant». Un essai plus que pertinent, puisqu'il transcende l'indignation habituelle pour aller au coeur même du problème.

 

 

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Paedophilia ou l'amour des enfants. Annie Leclerc. Actes Sud/Leméac, 128 pages, 24,95 $.