Avocats, banquiers, comptables, consultants, fiscalistes, notaires et autres psychologues industriels. Y a-t-il trop d'intervenants dans le lucratif marché du transfert d'entreprise? Absolument, soutient Claude Ananou, maître d'enseignement à HEC Montréal. Cela a pour effet, dit-il, d'éteindre la flamme entrepreneuriale et de favoriser la mise en place d'une relève intéressée uniquement par l'argent et les rendements à court terme. Son point de vue ne fait pas l'unanimité.

«En 2000, rappelle Claude Ananou, plein de gens, surtout les banques, ont crié au loup en affirmant qu'en 2010, ce serait la catastrophe, que les entrepreneurs de la génération des baby-boomers partiraient à la retraite et qu'il n'y aurait personne pour les remplacer. Rien de cela ne s'est avéré, car les baby-boomers ne sont pas prêts à prendre leur retraite. Du moins, pas ceux qui dirigent des entreprises.»

Le véritable «tsunami» qui nous guette, dit le spécialiste rattaché au service de l'enseignement du management de HEC, est davantage en lien avec la «financiarisation» de la relève. «Les banques ont mis dans la tête des cédants de vendre l'entreprise à leur enfant. Puis, elles offrent de gérer l'argent issu de cette vente. Elles sont gagnantes sur toute la ligne. Tout est devenu une question d'argent», dit-il.

D'ailleurs, le fait d'être exposé à des questions purement financières dès le début de leur aventure entrepreneuriale fera de la relève une catégorie de citoyens obsédés par la croissance rapide, soutient le maître d'enseignement. «On est en train d'en faire des gestionnaires plutôt que des entrepreneurs. Leur objectif sera de revendre leur entreprise à fort prix dans un court laps de temps. Il est là le danger», soutient Claude Ananou.

Quant aux autres professionnels qui gravitent autour des cédants et des repreneurs, le maître d'enseignement ne mâche pas ses mots. «Tout le monde se nourrit à même la bête. Pourquoi avoir prédit que les chefs d'entreprise prendraient leur retraite en masse? C'est toute leur vie. Ils ne vont pas lâcher. Ce serait les diminuer. Ce serait déraciner un chêne. Préparer sa relève, j'y crois, mais obliger un règne conjoint entre un cédant et son repreneur, ça ne marche pas. Surtout les jeunes de la génération Y; ils ne veulent pas attendre», illustre-t-il.

Meilleur climat

Martine Hébert, vice-présidente Québec à la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante (FCEI) ne partage pas le point de vue de Claude Ananou. «Vendre une entreprise est un exercice très complexe. Il faut se faire accompagner par des professionnels. Il y a toute une planification dont il faut tenir compte», dit-elle.

D'ailleurs, encore trop peu de gens sont prêts à reprendre le flambeau. Selon une étude pancanadienne réalisée par la FCEI en 2012 auprès de 8300 de ses membres, moins de 50% des répondants disaient avoir un plan de relève. Et de ce nombre, à peine 10% avaient un plan formel (ou écrit).

«Il faut créer un climat fiscal et réglementaire qui donnerait aux gens le goût d'entreprendre, croit la VP de la FCEI. Au Québec, nous sommes les champions de la taxation et de la paperasse. On parle beaucoup d'entreprises familiales. Mais saviez-vous que c'est plus payant pour un entrepreneur de vendre sa PME à des étrangers qu'à sa famille puisque, dans ce dernier cas, il n'a pas le droit à l'exonération de 750 000$ sur le gain de capital?»

Et d'ajouter: «Je reviens de Québec où se déroulent actuellement les travaux sur la création de la Banque de développement du Québec. C'est sexy politiquement de dire qu'on va injecter des millions de dollars pour créer de nouvelles entreprises. Mais ne pourrait-on pas s'intéresser un peu plus à la survie de celles qui existent déjà?»

Davantage de philanthropie

Nathaly Riverin, directrice générale de l'École d'entrepreneurship de Beauce (EEB), reconnaît que le transfert d'entreprise est devenu une activité attrayante pour bien des professionnels. «Ils ont identifié un marché potentiel où il y a beaucoup d'argent d'impliqué», dit-elle sans trop vouloir s'étendre sur le sujet.

Selon elle, les plus récentes études démontrent que le Québec est en déficit de repreneurs. «L'explication est purement démographique, dit Mme Riverin. On a présumé que les baby-boomers à la tête d'entreprises prendraient leur retraite au même titre que les travailleurs. Or, ce n'est pas ce qui passe.»

Oui, il y a des entreprises à vendre, mais pas en quantité suffisante, constate-t-elle. «J'observe des gens qui veulent reprendre des entreprises et qui n'en trouvent pas. Et je vois des dirigeants qui ne veulent pas vendre et qui angoissent. On leur met de la pression pour qu'ils prennent leur retraite, qu'ils jouent au golf. Mais ils ne sont pas prêts pour cela.»

Le «côté émotif» entourant la vente d'une entreprise n'a pas encore été réglé au Québec, dit Nathaly Riverin. «Il manque l'ingrédient de la philanthropie chez les entrepreneurs québécois. Au lieu de se retrouver devant rien au moment de tirer leur révérence, ils pourraient s'impliquer en temps et en argent dans leur communauté. Ce serait un défi tout aussi intéressant que de diriger une entreprise», suggère la DG de l'EEB.