Votre téléphone cellulaire, votre ordinateur, votre enregistreuse, s'il vous plaît. Vous êtes photographe? La voiture appartient à l'entreprise, la remorqueuse est dans l'entrée pour la reprendre. C'était prévu. Ça s'est passé exactement comme ça un an plus tôt au Journal de Québec. N'empêche, quand l'huissier se présente chez vous, ça fait toujours un petit choc.

Un an a passé. Il y a eu depuis quelques divorces, des séparations, de nouveaux couples nés sur les piquets de grève, quelques dépressions aussi.

Nicole Gagné, téléphoniste-vendeuse aux petites annonces, relativise beaucoup. «J'ai vécu le cancer et la mort de mon mari. Alors moi, un lock-out...»

Sur le fond, c'est le point mort. Les deux camps ne se parlent pas.

La population n'y voit que du feu. Le Journal de Montréal est publié tous les jours. Les articles sont soit signés par des cadres, soit repris du Journal de Québec ou de l'agence QMI. QMI, c'est cette agence de presse créée juste avant le conflit et faite de dépêches glanées partout dans le conglomérat (le quotidien 24 heures, le canal Argent, etc.).

Pendant ce temps, les journalistes en lock-out ont fondé un site internet, RueFrontenac.com, dont l'objectif de départ était double, explique Jean-Philippe Décarie, journaliste à l'économie et responsable du site. «D'une part, on voulait montrer à l'employeur les compétences dont il se prive. D'autre part, il s'agissait de tenir les gens occupés pour éviter qu'ils ne dépriment.»

Le piège, poursuit-il, c'est que les gens y prennent goût au point d'être nombreux à rêver que ruefrontenac.com soit un jour assez rentable pour leur éviter de retourner dans l'immeuble d'à côté. Au Journal de Montréal, où l'ambiance était devenue si pourrie que 2600 griefs syndicaux s'étaient accumulés avant le conflit.

Fini les conditions de travail enviables, fini les gros salaires. RueFrontenac.com a tout du journal étudiant. On court après les chaises, on partage les téléphones, les ordis sont sur des coins de bureau.

«Ce site internet a été monté avec de la broche à poules, dit le journaliste sportif Martin Leclerc. Pourtant, ici, les gens ont redécouvert le plaisir de travailler sans avoir Big Brother au-dessus de la tête.»

Pas hâte à la fin du conflit, vraiment? «Quelque chose s'est brisé, quelque chose d'irréparable», résume Yvon Laprade, journaliste économique.

Le Journal de Montréal, dit-il, c'était son identité. Il était Yvon-Laprade-journaliste-au-Journal-de-Montréal. Il l'avait tatoué sur le coeur. «Je connaissais ses faiblesses, mais quand on me taquinait parce que j'y travaillais, quand on le pourfendait, moi, je le défendais. J'ai au moins ce poids en moins.»

«Je travaillais pour un tabloïd, reprend-il, et j'en assumais la formule, les gros titres, la provocation du traitement. Mais quand il y a fabrication de nouvelle, là, un cap est franchi.»

«C'est la désillusion totale pour ceux qui ne l'ont pas vu venir, pour ceux à qui l'on confiait les grands reportages, à qui l'on donnait de la visibilité, à qui on faisait faire des jobs de bras», poursuit M. Laprade.

Les patrons, dit-il, «surnommaient cette petite équipe de mercenaires des «killers», des kamikazes de l'information, des bulldozers».

On est vite grisé «par l'ivresse du reportage-choc», dit encore M. Laprade. «Au bout d'un moment, tu perds le contrôle. Faire la une, voir ta nouvelle reprise partout dans les médias, c'est trippant, c'est stimulant...»

Les journalistes interrogés ont perdu leur emploi. Au détour, ils ont trouvé mieux: l'indépendance d'esprit, dit M. Laprade.

Combien de temps?

Ça va pour l'instant, mais qu'en sera-t-il dans un an, quand le fonds de grève sera dégarni et que les employés ne toucheront plus 75% de leur salaire net? Chantal Léveillée, chef de pupitre aux sports, est bien consciente de cela. «Peu importe les concessions qu'on a faites dès le début et qu'on a faites en chemin, Pierre Karl Péladeau n'attend qu'une chose: qu'on n'ait plus d'argent, qu'on rentre au travail à genoux et que nos conditions de travail prennent une grosse débarque.»

Le président du syndicat du Journal de Montréal, Raynald Leblanc, croit que «le conflit fait partie du plan d'affaires». Le lock-out, selon lui, est l'occasion pour Pierre Karl Péladeau de tester jusqu'à quel point il peut utiliser et réutiliser tout le matériel de l'empire de presse avec le moins de personnel possible.

«Ce conflit est idéologique, estime Martin Leclerc. Le but de Pierre Karl Péladeau, c'est de casser les syndicats.»

Fait à noter, il y a deux jours, Pierre Karl Péladeau a signé une longue lettre dans son journal, dans laquelle il se plaint du «déséquilibre des forces que toutes les législations des dernières décennies ont créé entre employeurs et syndicats, lequel a eu et a, plus que jamais, comme conséquence de défavoriser les entreprises québécoises».

Le 11 janvier, dans RueFrontenac.com, le journaliste Jean-François Codère a écrit: «Est-ce une coïncidence que ce reportage, la semaine dernière, sur les principaux chefs syndicaux du Québec?»

«Pour la FTQ, il a suffi de vouloir acheter de la publicité à TVA, mais pas au Journal de Montréal, pour passer d'ami à ennemi et se voir refuser le droit d'annoncer (...). L'empire déteste tellement ses «ennemis» qu'il est même prêt à se priver de revenus pour leur nuire. Au moins, et c'est dit sans ironie, l'empire déteste avec conviction.»

Les ennemis de Quebecor et de Pierre Karl Péladeau ne s'arrêtent pas aux seuls syndicats, enchaîne Codère, qui estime que le fait de jouer en une l'absentéisme de Jacques Demers au Sénat n'est pas étranger au fait qu'il ait refusé de continuer de tenir sa chronique dans un journal en lock-out. Comme l'a fait le gardien de but Martin Brodeur. Au sujet de Brodeur, conclut Codère, «j'ai la malheureuse impression qu'il ne faudrait pas qu'il en laisse rentrer un petit facile aux Olympiques...»

Aux fins de ce reportage, nos appels aux cadres et chroniqueurs qui continuent leur travail au Journal de Montréal sont restés sans réponse. Pierre Karl Péladeau a aussi décliné notre demande d'entrevue.