Un restaurant et un fast-food, les deux situés dans le Centre-Sud de Montréal. Ils sont fréquentés par des habitués, des paumés, des prostitués. Notre journaliste Michèle Ouimet y a travaillé pendant deux semaines. Chronique d'une vie de quartier.

Une vieille dame pousse la porte. Elle traverse le restaurant à petits pas. Fragile, ratatinée par l'âge, cheveux blancs clairsemés. Elle se colle contre le comptoir et demande d'une voix basse : «Je veux une frite.»

- Quoi ?

- Je veux une frite.

Elle n'a pas d'argent. Je regarde Sylvie.

- Qu'est-ce que je fais ?

Sylvie craque.

- Je ne suis pas capable de dire non.

Elle prend un sac, le remplit de frites et le tend à la vieille dame qui l'attrape et le serre contre elle. Elle s'installe à une table et mange ses frites une à une.

Sylvie travaille au restaurant depuis deux ans. Situé sur la rue Ontario, dans la partie pauvre du quartier Centre-Sud, il vend de tout : pizza, poutine, hot-dog, frites, souvlakis. Lieu de rendez-vous des paumés, quêteux, travestis, prostitués, le restaurant ne refuse personne. Il est ouvert jusqu'au milieu de la nuit.

Sylvie est l'âme du resto. Dure à l'ouvrage, elle donne un coup de pouce au cuisinier, note les commandes au téléphone et lave la vaisselle entre deux clients. Elle salue les habitués par leur nom.

Roger vient plusieurs fois par jour. Il a 69 ans. Il vit à côté, dans une maison de chambre plantée au-dessus d'un bar.

- Salue Roger, qu'est-ce que je te sers ?

- As-tu de la soupe ?

Sylvie lui ramène parfois de la nourriture qu'elle a cuisinée chez elle la veille. Elle reste à deux pas du resto. Roger tend les mains et prend la soupe que Sylvie lui donne avec un grand sourire. Il la mange en silence.

«C'était bon, dit-il, en remettant le bol à Sylvie. Vas-tu en avoir demain ? »

Le lendemain, Roger revient. Sylvie n'a pas de soupe, mais elle lui prépare un sandwich qu'elle glisse en douce sur le comptoir. Roger s'installe toujours à la même table, près de la fenêtre, à côté de la caisse, à deux pas de Sylvie.

La drogue et l'alcool ont détruit sa vie. Sa femme l'a laissé, ses enfants l'ont abandonné. Aujourd'hui, il est sobre et seul.

Roger est endetté. Il emprunte à des Shylocks qu'il rembourse dès que son chèque d'aide sociale arrive, mais il ne lui reste plus assez d'argent pour boucler son mois. Il emprunte donc de nouveau aux Shylocks. Et il s'enfonce.

***

Lucien travaille au restaurant. Homme à tout faire, il nettoie les cabarets, lave les toilettes, passe un coup de chiffon sur les comptoirs, vérifie s'il y a assez de Pepsi sur les tablettes. En échange, le propriétaire lui refile un peu d'argent.

Il mesure à peine cinq pieds. Il rentre discrètement dans le restaurant, casquette vissée sur la tête, lunettes juchées sur la casquette, veston de cuir sur le dos. Il attache ses rares cheveux en queue de cheval.

Il vit dans une maison de chambre où il crève de solitude. Le restaurant lui permet de rencontrer du monde. Et de manger. Le propriétaire ne fait pas de chichi, les employés peuvent piger dans la nourriture sans compter.

Tous les soirs, Lucien réfléchit à ce qu'il va manger. Il passe sa commande d'une voix timide, comme s'il s'excusait d'avoir faim. «Me ferais-tu un bon hamburger avec beaucoup de moutarde ?»

Lucien connaît Sylvie depuis deux ans. Ils se sont croisés sur la rue Ontario. Il est tombé amoureux d'elle au premier regard. Le coup de foudre. Pas elle. Ils sont devenus amis. Quand ils quittent le restaurant au milieu de la nuit, ils vont parfois chez Sylvie écouter un film jusqu'aux premières lueurs de l'aube.

Lucien a perdu ses parents en 1984. Il n'a ni frère ni soeur. Sa famille est ici, au restaurant : Sylvie, la serveuse au coeur d'or, les chauffeurs pakistanais qui sillonnent la ville, l'auto remplit de poutines et de pizzas, Juan, le cuisinier Portoricain qui attend son premier enfant, et Isabelle, la serveuse obèse qui cherche un mari sur internet.

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Isabelle ramasse patiemment l'argent qu'elle gagne au restaurant pour payer son voyage au Maroc. Elle veut partir en août. Depuis dix mois, elle entretient une correspondance fébrile avec un Marocain sur internet. Cette-fois-ci, elle croit que ça va marcher.

«Il est tellement fin ! dit-elle en soupirant. C'est pas un looser.»

Elle ne veut pas revivre la déception de l'automne dernier. Elle avait fait la connaissance d'un Marocain sur le web. Elle s'était procurée un billet d'avion, 1300$, et s'était envolée au Maroc. Elle avait même acheté les bagues de mariage. Au cas.

«Après deux jours, il m'a dit qu'il m'aimait, raconte Isabelle. Voyons donc ! Tout ce qu'il voulait c'était les papiers pour s'installer ici. Quand un homme te désire pas, tu le sens.»

Elle est revenue au Québec avec ses bagues au fond de sa valise et elle est retournée sur internet.

Elle a 35 ans et quatre enfants. Elle avait 17 ans à la naissance de son premier bébé. Aucun ne vit avec elle. «J'ai été pas mal rock'n roll, avoue-t-elle en essuyant ses mains potelées sur son tablier. Ça fait trois ans que je n'ai pas touché à la drogue.»

Sa fille de 12 ans vient la voir au restaurant. Isabelle lui prépare un club sandwich. Elle vit dans une famille d'accueil. Mère et fille se voient une fin de semaine sur deux.

Isabelle veut rencontrer le grand amour. Elle est prête. Elle a déjà les bagues et cet hiver, elle s'est convertie à l'islam. J'ai compris pourquoi elle ne met jamais de bacon dans son club sandwich.

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Midi. Un transsexuel se pointe au restaurant : grand, maigre, cheveux noirs teints, maquillé, efféminé. Il porte un veston rose avec l'inscription New-York. Un habitué. Il se prostitue pour payer l'opération qui va lui permettre de changer de sexe. Il veut devenir une femme, mais pour l'instant, c'est un homme.

«Tu lui dis elle», me glisse Sylvie.

Milieu de l'après-midi, l'homme au café arrive. Il vient plusieurs fois par jour. Il a une quarantaine d'années, peut-être plus, les cheveux gris, le visage émacié. Son manteau est élimé. Il prend toujours la même chose : un café, deux sucres, deux crèmes. 1$. C'est un homme de peu de mots.

Il est bronzé. Quand on lui demande pourquoi, il répond qu'il fait beaucoup de ski de fond. Il s'installe à une table, toujours la même, celle du fond près de la fenêtre. Il gratte ses billets de loterie.

Heure du souper. Le rush. Roger, le protégé de Sylvie, arrive, un sac de plastique à la main. «Je veux parler à Sylvie.»

- Allo Roger, lui dit Sylvie. As-tu mangé aujourd'hui ?

- Tiens, c'est pour toi.

Il lui tend maladroitement son sac de plastique. À l'intérieur, des muffins et un yogourt.

19h, un homme appelle pour commander une pizza. Arrogant, impatient.

- Je veux une pizza avec du steak dessus.

- Du steak ?

- Mais oui, du steak ! C'est clair, non !

Je raccroche. Ayoye ! Les serveuses le connaissent. «Ah, c'est le chirurgien, dit Sylvie en riant. Il travaille à l'hôpital, à côté. Bête comme ses pieds.»

Il vient toujours chercher sa pizza. J'ai hâte de le voir, mais quand il passe en coup de vent, je lave les toilettes dans le fond du restaurant. Je l'imagine grand et mince. Sylvie me détrompe. Il n'est pas très grand. Un chauve avec des lunettes.

20h, le ciel s'assombrit. Une dame haïtienne et son fils de neuf ans discutent pendant 15 minutes devant le comptoir. Il est affamé, elle n'a pas d'argent. Elle achète finalement une pointe de pizza et deux morceaux de poulet. Je fais comme Sylvie et je glisse un troisième morceau dans le sac.

23h. Un quêteux étale sa monnaie sur le comptoir. Il veut des billets de banque. Il a ramassé 40$. Petite journée. Quand les affaires roulent bien, il recueille 100$. «Mais pour ça, il faut que je fasse beaucoup d'heures», précise-t-il.

Une heure du matin. Une fille complètement gelée se trémousse. Jupe microscopique, elle tient les bretelles de sa camisole d'une main agitée. Elle jette trois pièces de un dollar sur le comptoir. «Qu'est-ce que je peux avoir pour ça, j'ai faim !»

1h30 du matin. Un jeune est affalé, la moitié du corps sur le trottoir, l'autre dans le vestibule du restaurant. Il se bat avec la porte. Il essaie de se relever, retombe, replace son sac sur son dos, s'accroche après la porte.

«Ah non ! pas lui, dit Sylvie. Je te le laisse.»

Il réussit à se lever. Il ne rentre pas dans le restaurant, il traverse plutôt la rue sans se faire frapper. Un miracle.

Deux heures du matin. Un homme stationne sa belle bagnole devant le restaurant. Il rentre, élégant, tête haute, un brin arrogant. Le genre qui ne regarde jamais la serveuse dans les yeux. À ses côtés, une toxicomane blafarde tient à peine sur ses jambes. L'homme achète une pointe de pizza, ne donne aucun pourboire, tourne les talons et sort du restaurant sans attendre sa «copine» qui s'empresse de le suivre.

3h du matin. Sylvie ramasse les dernières frites qui agonisent dans la friteuse. Elle les met dans un sac et les donne à Frankie, un quêteux, qui attend dehors. Il connaît le grand coeur de Sylvie.

* Les noms ont été changés pour préserver l'anonymat.