(Saint-Alexis-des-Monts) « Ça faisait 15 ans que j’attendais pour revenir au lac au Sorcier. »
Pierre Jean laisse tomber cette phrase alors qu’il teste son moteur, bien installé dans sa chaloupe. Cette année, son vœu a été exaucé. Comme nous, il fait partie des 150 chanceux qui ont gagné le gros lot des pêcheurs : la chance de passer une journée sur le prestigieux lac au Sorcier, situé dans la réserve faunique Mastigouche.
« La dernière fois que je suis venu ici, j’étais avec mon père, maintenant décédé. Ça brasse les émotions », laisse-t-il tomber.
Cette fois-ci, il est accompagné de sa fille, Édith Jean, et de sa femme, Nicole Lépine. « Ça fait deux semaines qu’il se prépare, qu’il fait ses mouches. On est très excités », ajoute Mme Lépine.
Car ici, la pêche est sérieuse. À 5 h 30 du matin, le soleil est levé en cette matinée de juin et la pêche a débuté. Déjà trois chaloupes sont à l’eau, dont celle de la famille Jean-Lépine.
Pour atteindre le « grand lac », il faut traverser des bras d’eau bordés par des épinettes et des cèdres, et contourner la Grande Île. On aperçoit alors enfin le lac majestueux dans toute son étendue, avec en arrière-plan les montagnes laurentiennes et les pins qui surplombent les falaises rocheuses.
Dans la brume du Sorcier
Rapidement toutefois, l’horizon est avalé par la brume et la pluie. Mais il est de mauvais ton, alors que les forêts du Québec brûlent, de se plaindre des averses. Une journée à 14 degrés sous le crachin forge le moral. Et les villégiateurs qui nous accompagnaient sur le lac ne perdaient pas espoir.
« On a une grosse mouchetée. Avez-vous attrapé quelque chose ? », lance notre pilote, mon ami Maxime Charbonneau, aux occupants d’une chaloupe au loin.
« A-rien », répondent trois hommes. On continue la prospection. Pas question de jeter l’éponge, quand on ne sait pas si on reviendra ici un jour, une canne à la main.
En 2023, près de 15 000 personnes ont participé au tirage au sort pour accéder à ce plan d’eau « vedette », le dernier du réseau de la SEPAQ qui est attribué de cette façon, en raison de sa forte popularité. Et le nombre de participants est en hausse d’année en année – notamment en raison de la publicité faite par la SEPAQ –, ce qui diminue les chances d’y accéder.
La ouananiche
Cette popularité s’explique notamment par la grosseur des prises et par la présence de la ouananiche, un poisson que l’on associe généralement au lac Saint-Jean et qui se fait plutôt rare dans le sud du Québec. Ce saumon d’eau douce exerce un attrait particulier pour les pêcheurs puisqu’il livre une bataille féroce avant d’être capturé, souligne Pascal Sirois, professeur titulaire au département des sciences fondamentales de l’Université du Québec à Chicoutimi, spécialiste de l’écologie des poissons et lui-même un amateur de pêche.
En raison de son attrait, plusieurs lacs ont été ensemencés au début du XXe siècle, mais la ouananiche est capricieuse. Pour s’établir, elle a besoin – c’est un saumon – d’une rivière graveleuse à remonter pour y creuser son nid, et de son plat favori : l’éperlan arc-en-ciel.
Et le Sorcier lui en offre. La ouananiche qui y prolifère a été ensemencée à l’époque où l’accès au lac était privé, réservé aux riches – et bien souvent américains – membres du club privé St. Bernard.
Frank Guimond fabrique des mouches depuis qu’il est tout jeune. « Ça fait 50 ans », dit-il fièrement, rencontré dans l’atelier qui jouxte sa maison, à Saint-Alexis-des-Monts, le dernier village avant d’accéder à la réserve Mastigouche.
Son père était d’ailleurs guide au club privé, il transportait les clients de lac en lac en portage, pour qu’ils puissent accéder au lac au Sorcier. C’est un Américain, en lui donnant une trousse de fabrication de mouches, qui a fait naître la passion de M. Guimond, qui a maintenant un atelier plein à craquer de matériaux multicolores qui lui permettent de créer des mouches imitant poissons et insectes.
« Aujourd’hui il faut être chanceux pour accéder au lac, mais au moins c’est possible », laisse-t-il tomber.
Bonnes affaires
Sa mouche Walter du Sorcier, qui imite avec précision l’éperlan fétiche de la ouananiche, est mise en vedette à la boutique Le 1871, elle aussi à Saint-Alexis-des-Monts. Ouverte depuis deux ans, elle vend des articles de chasse et pêche et loue du matériel forestier, deux secteurs d’activité fortement liés à l’identité du village.
« Avant, pour acheter une canne à pêche, il fallait revirer à Trois-Rivières », laisse tomber Gabriel Constantin, qui possède le magasin avec sa conjointe.
Pour lui, le Sorcier est synonyme de bonnes affaires, il loue des moteurs pour propulser les chaloupes sur ce grand lac – c’est ici que nous avons emprunté notre machine – et vend des accessoires pour capturer le fameux poisson.
M. Constantin est trop jeune pour se souvenir de l’époque des clubs privés. Mais il se rappelle toutefois que le lac a déjà été plus accessible pour les résidants du secteur. À une certaine époque, un tirage au sort avait lieu chaque matin à la réserve faunique, ce qui permettait aux Alexismontois de tenter leur chance.
Ils doivent maintenant mettre leur nom dans le chapeau, comme nous tous. Même si les chances sont minces, c’est toujours mieux qu’à l’époque des clubs, souligne-t-il.
La ouananiche, on ne l’aura malheureusement pas vue durant notre séjour, sauf sur notre sonar, qui indiquait sa présence, bien en profondeur dans le lac. Avec les chaleurs du début du mois de juin, elle est allée s’y rafraîchir.
En fin de journée, dans un brouillard dense créant une atmosphère mystérieuse qui sied bien à un endroit appelé lac au Sorcier, Maxime réussit toutefois une deuxième prise qui sauve l’honneur, mais surtout le souper : une grosse mouchetée qui sera ensuite vidée, nettoyée et fourrée de citron, d’oignons et d’aneth.
Cuite sur braise, accompagnée de pommes de terre et d’une salade tomate concombre, elle nous fait presque oublier la ouananiche.
Consultez les modalités du tirage au sort pour la pêche au lac au SorcierLa qualité avant la quantité
Le lac au Sorcier offre des spécimens de poissons plus gros, mais plus difficiles à attraper. Le nombre de prises est plus faible que dans d’autres lacs du secteur, mais les poissons pêchés sont plus gros.
Truite mouchetée (omble de fontaine) : 439 captures, moyenne de 629 g
Ouananiche : 365 captures, moyenne de 987 g
Source : Statistiques de pêche en 2022, SEPAQ
Un lac qui suscite la fascination depuis longtemps
Le lac au Sorcier exerce une fascination sur les pêcheurs depuis longtemps. Mais pendant des décennies, ce sont de riches Américains qui en profitaient.
En 1914, le St. Bernard Fish and Game Club payait 400 $ pour ses droits d’accès exclusifs à huit lacs, dont le Sorcier et le Sacacomie, démontre un document d’archives du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries.
Ce club a été fondé par des notables de Burlington, dont le général William W. Henry, qui a longtemps occupé les fonctions de consul des États-Unis à Québec, et le sénateur du Vermont George F. Edmunds, qui a écrit la constitution du club en 1885.
Le St. Bernard a perdu son monopole lors d’une grande opération d’accès au territoire menée dans les années 1970. « Créée en 1971, à la faveur de l’opération “Accessibilité” menée par le gouvernement d’alors pour démocratiser la pratique des activités de prélèvement faunique, la réserve du parc Mastigouche, qui deviendra plus tard la réserve faunique Mastigouche, permettra de récupérer des territoires occupés par des clubs de chasse et pêche à droit exclusif au bénéfice de la population du Québec », souligne la SEPAQ sur son site internet.