Tous les vendredis et samedis, le soir venu, la scène se répète.
Dans la petite ville d’Oistins, dans le sud de la Barbade, résidants et touristes se massent dans les petits restaurants qui bordent le marché aux poissons. Les enfants courent dans tous les sens, la musique est omniprésente. Sur une scène dressée au milieu de la foule, deux danseurs font du breakdance tandis que, près de l’eau, des artisans vendent le fruit de leur travail.
Penchés sur d’immenses barbecues au charbon de bois, des hommes font griller de larges morceaux de marlin, de mahi-mahi ou de vivaneau frais du jour, qui seront servis avec des plats traditionnels de ce coin du globe : plantain frit, macaroni au fromage, riz mélangé à des haricots…
Les clients sont prêts à faire la queue sur plusieurs mètres pour avoir la chance de goûter – dans des contenants de carton et avec des ustensiles en plastique – les délices de Pat’s Place. Pat, elle, veille sur son royaume du haut de son banc, bien installée à côté de la fenêtre des commandes.
Cuzz fait aussi partie des figures mythiques de la scène gastronomique bajan. Depuis 54 ans, le père, puis le fils, tiennent un petit kiosque près de Pebbles Beach. Le menu tient en un plat : le sandwich au poisson (ou fish cutter comme on l’appelle ici). Une galette de marlin dans un petit pain rond, avec une feuille de laitue et de la sauce ranch industrielle tirée d’un gros contenant en plastique. Pour un dollar de plus, on peut ajouter une tranche de fromage. C’est tout. Mais c’est vraiment bon. Ce qui explique l’inévitable file d’attente à l’heure du midi. Une institution !
La mer et les poissons
Le poisson, on s’en doute, est l’ingrédient principal de bien des repas pour les natifs de la Barbade. Même si certains poissons connaissent un déclin et se vendent plus cher qu’autrefois (comme le poisson volant, espèce marine emblématique de l’île qui figure sur les pièces de 1 $), d’autres continuent de se frayer une place dans les assiettes.
Comme un nombre croissant de ses pairs, le chef Damian Leach, qui s’exécute aux fourneaux du restaurant Cocktail Kitchen, refuse de mettre des poissons ou des fruits de mer importés à son menu. « Ce serait une hérésie : nous sommes entourés d’eau ! »
Celui qui a fait ses classes à l’Institut Le Cordon Bleu d’Ottawa et remporté le titre de meilleur chef des Caraïbes en 2016 se sert aussi, autant que faire se peut, des produits locaux dans son restaurant situé au cœur du très fréquenté secteur de St. Lawrence Gap, où se mêlent touristes et clientèle locale. Il cite le fruit de l’arbre à pain en exemple. « Le fruit à pain a été importé dans l’île pendant les jours les plus sombres de notre histoire, la période de l’esclavage. Comme ce fruit est riche en amidon, il servait d’abord comme nourriture pour les esclaves. Enfant, j’en mangeais souvent, rôti et farci avec des produits de basse qualité, comme du corned beef. » Dans son restaurant, Damian Leach sert le fruit à pain farci de poisson salé et de homard, puis garni d’œufs de poisson volant. Il le propose aussi en version nachos…
Vers l’autonomie alimentaire
Le fruit à pain n’est qu’un exemple parmi plusieurs. Originaire de Winnipeg, Timothy Palmer est chef exécutif au Royal Pavilion depuis février 2020. Lui aussi constate la volonté grandissante des chefs d’utiliser les produits locaux. « Le gouvernement travaille sur un programme d’autonomie alimentaire, dit-il. La pandémie nous a fait réaliser à quel point nous sommes dépendants des importations. » Parmi les ingrédients locaux largement utilisés dans la cuisine bajan, il note la patate douce, le manioc, la mangue ou la citrouille.
Autre exemple probant : l’agneau à ventre noir – une espèce spécifique à la Barbade – est de plus en plus prisé par les chefs. « Tout le monde a goûté à l’agneau de la Nouvelle-Zélande, mais cet agneau est authentiquement bajan, dit Damian Leach. Moi, je le sers fumé sur un risotto crémeux. Je crois que les touristes ont de plus en plus envie de goûter les aliments locaux lorsqu’ils voyagent. »
Autre ingrédient largement utilisé dans la cuisine bajan : le piment scotch bonnet. « Au restaurant, on infuse le rhum blanc avec ce piment pour un de nos cocktails. On y ajoute du jus de mangue et de la coriandre. »
Le scotch bonnet est aussi utilisé dans ce qui devrait être, à mes yeux, notre plat traditionnel : le pudding and souse. Les familles en mangent presque tous les samedis ! C’est un mélange de viande de porc, de concombre et de jus de lime, qu’on sert avec du fruit à pain. C’est très rustique. Tout le monde qui passe par la Barbade devrait en manger.
Damian Leach, chef exécutif du Cocktail Kitchen
Et le rhum ? « Je le bois, je ne le cuisine pas ! À mon avis, c’est gaspiller le produit. Tout l’alcool s’évapore à la chaleur ! »
Un souper romantique sur la plage, un barbecue de poisson animé ou un cari avalé dans un restaurant accroché à flanc de falaise. La Barbade sait recevoir lorsqu’il est question de nourriture. Avec plus de 400 restaurants en tout genre, l’île s’est d’ailleurs autoproclamée capitale culinaire des Caraïbes. Un titre qui lui va bien, selon Timothy Palmer : « Il y a de tout ici, de la haute cuisine aux kiosques à poissons en bord de route. La Barbade est sans conteste une destination culinaire ! Chaque soir, ma femme et moi, nous nous cassons la tête pour décider où nous irons manger ! »