Avec le déclin du secteur manufacturier au Québec au tournant des années 2000, les mises à pied dans les usines se sont succédé. Des emplois bien payés occupés par des personnes souvent peu qualifiées ont alors été perdus. Aujourd'hui, voilà que cette instabilité en emploi rattrape de plus en plus de professionnels et de cols blancs.

Les professionnels à risque

« Perdre mon emploi, moi ? Ça ne se pouvait pas. En 20 ans sur le marché du travail, je ne m'étais jamais fait mettre à la porte. C'est moi qui partais quand je l'avais décidé. »

Nathalie* travaillait pour le bureau montréalais d'une grosse firme étrangère spécialisée dans les produits informatiques. À l'arrivée d'un nouveau cadre, les quatre personnes qui travaillaient sous ses ordres - dont Nathalie - ont toutes été mises à pied. « Un par trimestre, résume-t-elle. Il ne nous avait pas choisis, il ne nous voulait pas. »

« Pour se débarrasser de moi, il a scruté à la loupe chacune de mes plus petites dépenses, qui étaient pourtant toutes autorisées et conformes à la politique de l'entreprise», mentionne Nathalie.

« Mon conjoint avait lui-même perdu son emploi quelque temps plus tôt. Bouleversée, j'ai appelé mon père. En m'entendant pleurer, il a tout de suite pensé qu'il était arrivé quelque chose à ses petits-enfants. Il était soulagé que mon gros drame, c'était "seulement" mon congédiement. Mais pour moi, la terre venait d'arrêter de tourner. Plus personne ne voudrait de moi ! »

Avec le recul, ce qui la frappe, c'est de constater à quel point son estime d'elle-même a été anéantie à la vitesse grand V. « J'ai toujours été travaillante, motivée, performante. En six petites semaines, l'opinion que j'avais de moi-même est passée de "top" à "pire trou de cul de la planète" ».

Mouvements de main-d'oeuvre

Le bilan de l'année 2015 montre une croissance de 37 300 emplois au Québec. Comme le fait remarquer Marc-André Demers, analyste en statistiques du travail à l'Institut de la statistique du Québec, cela peut laisser croire que tout va bien dans le meilleur des mondes. 

« En fait, ce nombre signifie que, par rapport à 2014, il s'est créé davantage d'emplois qu'il s'en est perdu. Ce chiffre ne tient cependant pas compte des très nombreux mouvements de main-d'oeuvre (embauches et cessations d'emploi). À titre d'exemple, près de 500 000 Québécois ont subi une cessation d'emploi en 2015. Pour plus de la moitié (275 000 personnes), il s'agissait d'une mise à pied. »

C'est dire combien le marché du travail est devenu volatil.

Aujourd'hui comme il y a 40 ans, le diplôme universitaire offre une meilleure protection contre les mises à pied, mais l'immunité n'est plus la même.

Bien que sous-représentées encore par rapport à leur poids en emploi, « les personnes ayant fait des études postsecondaires ou ayant un diplôme universitaire [...] sont plus nombreuses à être mises à pied » ces années-ci qu'il y a 40 ans, relève-t-il.

La situation des professionnels « s'apparente de plus en plus à la situation classique du salariat en usine, fait observer Daniel Mercure, professeur de sociologie à l'Université Laval. D'ailleurs, en syndicalisme, depuis 20 ans, les revendications des professionnels s'apparentent à celles des cols bleus. Même dans les secteurs publics et parapublics, la dynamique est beaucoup plus contractuelle ».

«Siège éjectable»

Mircea Vultur, professeur-chercheur en sociologie du travail à l'Institut national de la recherche scientifique, note pour sa part que la performance de chacun est maintenant évaluée à très court terme. « Les mises à pied deviennent la norme. S'ils n'apportent pas d'argent, les employés sont mis à pied. Ils sont sur un siège éjectable. »

Ceci étant dit, cela va dans les deux sens, rappelle-t-il.

« Je connais des étudiants qui se sont fait offrir des emplois dans la fonction publique, mais qui n'en ont pas voulu. Ils ne s'y voyaient pas à long terme. Les entreprises se débarrassent rapidement de leurs employés, mais les employés utilisent eux aussi l'entreprise pour construire leur carrière. »

*Les personnes interviewées dans le cadre de ce dossier ont demandé l'anonymat pour ne pas nuire à leur vie professionnelle.

«La génération Exit»

« La génération X, moi, je l'appelle "la génération Exit".» Jocelyne Bisaillon, psychologue clinicienne, voit défiler dans son cabinet quantité de ces professionnels angoissés au possible. « Ils parlent quatre langues, ils sont bardés de diplômes et quand ils envoient leur curriculum vitae, souvent, on ne les convoque pas en entrevue ou on ne les rappelle même pas. Quand on ne te donne même pas signe de vie, comment continuer de te considérer comme un citoyen utile, valable ? »

Dans le film Up in the Air, George Clooney incarne un consultant qui voyage à travers le monde pour procéder aux licenciements massifs que ne veulent pas se taper les dirigeants d'entreprise. Arrive une nouvelle venue qui, elle, propose de faire cela plus simplement. Par vidéoconférence.

Sylvain Camirand est vice-président associé chez GRCH (Gestion concertée des ressources humaines), une firme qui intervient au moment des licenciements massifs au Québec.

La vraie vie, ce n'est pas Hollywood, dit-il. En général, les employeurs tentent d'être le plus délicats possible. Si M. Camirand voit bien que l'exercice leur est très pénible, les employeurs avec lesquels il travaille choisissent en général d'annoncer la mauvaise nouvelle eux-mêmes.

« Mais évidemment, quand tu as 200 employés qui perdent leur emploi en même temps, tu n'as pas le choix, tu dois y aller d'une annonce collective, ce qui est plus brutal, moins personnalisé et rarement aussi élégant qu'on le souhaiterait», déclare Sylvain Camirand.

Un calcul à faire

Avant de procéder à des licenciements, « il y a un calcul qui se fait», explique M. Camirand. «Est-il plus rentable de garder les employés en attendant de nouveaux contrats ou faut-il les licencier ? Dans certains secteurs - en aérospatiale, notamment - , on avait l'habitude d'être plus patients. Ces temps-ci, si le carnet de commandes diminue, on licencie ».

Déjà, dans la foulée des travaux de la commission Charbonneau, l'Association des ingénieurs du Québec calculait que 5000 emplois d'ingénieurs avaient été perdus entre 2012 et 2015. Et cela n'incluait même pas ce qui allait suivre chez Bombardier.

« Ce que l'on voit souvent, enchaîne M. Camirand, c'est qu'on garde quelques personnes clés en recherche, en développement et en production et qu'on décide de se départir des autres. Ceci étant dit, les entreprises qui licencient plusieurs fois par année, c'est quand même exceptionnel. »

Il y a beaucoup de rationalisation au sein d'entreprises qui font des profits, mais des profits jugés insatisfaisants, fait observer Daniel Mercure, professeur de sociologue à l'Université Laval. « Les exigences de rendement sont élevées, surtout quand il y a des actionnaires, mais ce n'est pas de gaieté de coeur que l'on se départ de ses employés dans lesquels on a investi », fait-il remarquer.

Un choc

Qu'ils soient ouvriers ou professionnels, c'est le choc. La pente à remonter pour les uns et pour les autres ne sera cependant pas du même ordre.

« Les gens qui n'ont qu'un diplôme de 4e secondaire ou de 5e secondaire auront vraiment plus de mal à retrouver un emploi, relève M. Camirand. Les professionnels qui ont des qualifications, eux, n'auront pas de mal à se replacer, même si le prochain emploi ne sera pas nécessairement aussi intéressant que celui qu'ils ont perdu. »

Ce qui sera particulièrement ardu, pour le col blanc, ce sera de se soumettre « à un recrutement très spécialisé, où l'on analyse à fond les candidats ».

Avant de décrocher un nouvel emploi, le professionnel aura à se soumettre à de longues entrevues, voire à des tests psychométriques, souvent.

« Il y a 15 ans, si un employé n'avait pas toutes les compétences souhaitées, on l'embauchait quand même, en se disant qu'on allait le former un peu. C'est moins le cas aujourd'hui », dit M. Camirand.

Garder son emploi, mais à quel prix?

« Quand j'ai décroché mon emploi dans un gros cabinet d'avocats, je savais dans quoi je m'embarquais. La vie de fou, les heures interminables... Je me disais que j'étais capable d'en prendre et que j'essaierais de tenir pendant cinq ans. »

Pendant un an, Gabrielle* a tenu le coup, terminant à 21 h ou 22 h le soir, avec quelques pointes à 3 ou 4 h du matin. Les fins de semaine y passaient aussi très souvent.

« Après un an, j'ai demandé des vacances. On m'a dit que ça tombait mal, que ce n'était pas le temps, qu'il y avait des procès. Je n'ai pas résisté. Je suis tombée malade», confie Gabrielle.

Au retour au travail, Gabrielle a dit à ses supérieurs qu'elle allait, pour sa santé, devoir prendre un rythme plus normal. « On m'a répondu que ce n'était pas possible, que je devais reprendre le collier au rythme d'avant ou que je devais prendre la porte. »

Gabrielle est aujourd'hui à son compte. Ce n'est pas le prestige du gros cabinet, mais elle y est autrement plus heureuse. « C'est alléchant, les grands cabinets, mais quand on calcule toutes les heures qu'on nous demande, c'est loin d'être aussi bien payé qu'on pourrait le croire. »

La naissance d'un enfant

C'est à la naissance de son enfant, qui avait des problèmes de santé, que Julien* a décroché de tout cela. « La compétition, l'argent qu'il faut faire déferler sur le cabinet, c'est dément. On te demande de trouver des clients, mais quand tu dois facturer 400 $ l'heure - une somme que tu ne pourrais même pas débourser toi-même avec ton gros salaire ! -, tu te poses des questions. »

Ce qui a frappé Julien, c'est à quel point la pression n'est pas uniquement mise sur les jeunes. « T'as beau être une vedette dans un gros cabinet, si, en vieillissant, t'as deux ou trois bons chums qui t'amenaient beaucoup de travail et qui partent à la retraite, tu peux être vite mis à la porte. Le milieu est très intransigeant. »

Me Claudia Prémont, bâtonnière du Barreau du Québec, note que la facturation au taux horaire est encore le modèle le plus fréquent et qu'effectivement, cela a des conséquences « sur les conditions de travail des avocats, mais aussi sur l'accès à la justice, dit-elle. Il est vrai que cela peut être difficile pour une avocate qui veut concilier le travail et la famille ».

Depuis 2013, ajoute-t-elle, il y a plus de femmes en droit que d'hommes. « Les cabinets ont tout intérêt à garder leurs avocates et à s'ouvrir à des associations qui reposent sur des bases autres que le modèle des heures facturables. »

D'autres aspirations

Mais il n'y a pas que les femmes. « Les jeunes aussi aspirent à pratiquer différemment », relève Me Prémont.

Julien n'a pas attendu que les modèles d'affaires changent. Il est retourné aux études.

Qu'on change carrément de domaine ou d'emploi pour retrouver une vie plus normale, le saut est loin d'être facile, note Jocelyne Bisaillon, psychologue clinicienne.

« Vus de l'extérieur, plusieurs des gens qui me consultent ont l'air de "gagnants", de personnes au statut enviable. Ils ont de gros emplois, de grosses réputations, ils font la fierté de leur famille et ils ne voient pas comment renoncer à tout cela. "Après, qui serai-je ?", se demandent-ils.

« Dans la génération des gens de 40 ans, je vois beaucoup d'insécurité, d'insatisfaction, même chez ceux qui ont un emploi », dit-elle.

*Les personnes interviewées dans le cadre de ce dossier ont demandé l'anonymat pour ne pas nuire à leur vie professionnelle.