Elle est comme ça, la gastronomie: un jour, on s'offre du foie gras, des émulsions fines, des purées diaphanes. Le lendemain, on passe de l'autre côté de la planète et on explore les épices, les spécialités improbables, les parties d'animaux moins nobles. On fonce et, parfois, en sortant de nos sentiers battus, on tombe sur un lieu d'exception. Et c'est là qu'on ressent comme une grande secousse. Mais rassurez-vous, ça n'arrive pas souvent!

Cette semaine, elle s'est produite, cette secousse, dans un endroit appelé Garage Beirut, qui pourrait être un croisement entre un café et une simple buvette. Ça ne paie pas de mine, mais il s'agit d'un vrai et bon restaurant où tout est fait sur place, à la main, presque à la minute. Dans ce cas, comme dans plusieurs autres, l'habit ne fait vraiment pas le moine. Ainsi, on s'est installé en plein centre-ville, dans un demi-sous-sol, au beau milieu d'une zone de bars et d'hôtels. La salle est décorée avec simplicité: pas de nappes, un tableau noir sur un mur de pierre, quelques photos noir et blanc d'un Beyrouth évoquant davantage Buenos Aires que l'Orient, et des étagères sur lesquelles on a placé des jarres de légumes en marinades.

Ce Garage Beirut est tenu par Nasji, Libanais plutôt gourmand, mais surtout enthousiaste quand on lui parle de la cuisine de son pays et des recettes de sa mère. Qu'il insiste pour reproduire dans une version fidèle. Son menu est sommaire, mais comprend de petites choses qu'on ne voit pas ailleurs, surtout en ce qui concerne les mezzes, et quelques grillades, longuement marinées et merveilleusement  assaisonnées. Vous comprendrez qu'il ne s'agit pas d'un grand restaurant. Simplement d'un bon restaurant, et c'est là toute la différence. Il n'y a aucune prétention, aucune préciosité, aucune trouvaille qui soit celle d'une cuisine largement bafouée par le commerce qui l'a réduite partout à son expression rapide et, disons-le, futile.

Par exemple, le hoummous de pois chiches cuits la journée même, au contraire des versions en boîte, est épais et a ce parfum stupéfiant de noix rôties et de sésame, avec juste assez d'aciditéle citron. Il est garni d'un hachis d'agneau parfumé au cumin et couvert de noix de pins rôties. On dira de même du baba ghannouj, crémeux, avec le goût fumé acquis par l'aubergine rôtie directement à la braise. Le patron nous a offert une petite purée rouge sang qu'il voulait tester, comme ça, sans savoir qui nous étions. Faite de betteraves, de tahini, de citron et d'ail, elle incarne l'immédiateté, le peu de distance qu'il y a entre la nature et l'assiette, comme si tout était directement arraché à la terre. C'est ce qu'on aime de cette cuisine, elle est franche, polychrome avec des accents pointus, c'est une cuisine tout en reliefs.

On continue avec une salade fattouche, magnifique montage de laitue, tomates, concombres, oignons et ail, pain sec, d'une étonnante fraîcheur, accentué par de la menthe sèche, de la poudre acidulée de sumac rouge, une émulsion éclatante d'huile d'olive et de citron. On nous sert aussi des portions d'un fromage de brebis très salé et de fabrication très ancienne, le halloum, poêlé légèrement et présenté avec des morceaux de tomates (pas mûres) et des feuilles de menthe fraîches.

Shish-taouks

Enfin, une spécialité que je ne connaissais pas encore, mais que j'ai goûtée deux fois, le beid bi kawarma, des oeufs poêlés avec de la viande d'agneau confite, dont la texture légèrement caoutchouteuse rappelle les gésiers et que l'on mange généralement au petit-déjeuner au Liban. Pour les soirées glaciales, c'est parfait pour vous redonner un peu de chaleur là où ça compte.

Enfin, nous terminons ce petit repas sans fautes avec des grillades de poulet mariné servies sur des pains plats grillés, les (trop) célèbres shish-taouks dont on fait une assombrissante version rapide partout ailleurs en ville. Ici, la viande a réellement mariné et elle a ce goût élastique de la chair assaisonnée des heures entières, dans l'huile, les épices, le citron, les herbes. On apporte ce plat avec des frites, croustillantes.

On termine le tout avec une sorte de porridge de semoule, dans lequel on verse un sirop parfumé à l'eau de fleur d'oranger et un café turc, épais comme une mer d'huile. Et on repart, pas exactement léger, c'est vrai, mais habité par une sorte d'enthousiasme à l'idée d'avoir découvert un petit bijou.