Souligner l'existence des tavernes dans le paysage urbain, ne serait-ce que par sentimentalisme, c'est bien. C'est notre patrimoine social (et dans une moindre mesure «culinaire») en quelque sorte, et nous nous réjouissons qu'il en reste un peu partout pour nous rappeler que dans un passé pas très lointain, les femmes et les hommes n'avaient pas les mêmes droits civiques. Heureusement, si plusieurs ont gardé le décor à peu près intact, les menus ont changé, la qualité générale de la nourriture aussi, et les ivrognes et les danseuses sexy d'autrefois ont fait place à une clientèle jeune, branchée et, souvent, vêtue de noir.

C'est le cas de la Taverne Roger pratiquement centenaire, rebaptisée Bistro (ou hyper taverne, ça fait plus «chic») pour bien marquer la distinction d'avec son ancienne vocation de tripot à poivrots de Rosemont. Mais contrairement à d'autres tavernes maintenues dans une délicieuse nostalgie architecturale parfois qualifié de poussiéreuses par ceux qui sont moins sensibles à la plastie des années d'après guerre, Roger a perdu son air vieillot et accueilli une modernité toute pimpante. Qui évoque... les années 40, avec de la pierre taillée, du bois et un grand tableau noir, autour duquel s'agitent les cuisiniers à la vue de tous.

En cuisine, l'énergie est palpable jusque dans la salle, des huîtres sont ouvertes, des foies gras poêlés et des tartares hachés, une pincée d'herbes jetée sur un plat, un pavé de viande déposée avec la même concentration que pour un nouveau-né. Les conversations sont animées, et l'ambiance échauffée par la vélocité et la vigilance générale du service.

L'assiette est pleine de verve, et ça fait plaisir à voir le soin que l'on met à faire les choses différemment. Ainsi, on présente la chaudrée de palourdes, plat vaguement sentimental d'une certaine époque et d'une certaine géographie, de manière singulièrement moderne, couplée à des morceaux de chorizo. Le bouillon de volaille est (très) riche et le service tient à le verser à table directement sur les pommes de terre, fruits de mer et saucisses. Petits caprice bien songé qui fait son effet.

Les calmars frits sont toujours une indication de la qualité du restaurant. Parfois ça montre le degré de sérieux d'une maison, parfois la technique du chef, parfois la connaissance générale des produits de la mer. Peut-être que, spécialisé en produits de la terre, les chefs de Chez Roger éprouvent là leur limite. Quoi qu'il en soit, ils sont malheureusement un peu mous et gras, ils ne résistent pas. L'huile de friture n'est pas assez chaude, la pâte insuffisamment croustillante. Or, c'est là une erreur assez commune. Heureusement, c'est quand même appétissant et ça se présente sur une assiette rectangulaire tout blanche. Mais il faudra perfectionner un peu tout ça.

En plat, la macreuse, partie un peu gélatineuse pris dans l'épaule du boeuf - est braisée à la bière noire et servie avec une purée de pommes de terre soyeuse, riche, savoureuse, parfaitement assaisonnée. On ajoute des pointes d'asperges poêlées délicatement pour l'effet saisonnier. Ça c'est une réussite qui nous donne quelques frissons, la viande est fondante, avec un petit goût échaloté, et irréprochable dans son intitulé. La joue de boeuf, braisée elle aussi mais dans une cassolette au feu de bois plus de huit heures nous dit-on, est succulente, au goût légèrement fumé et rustique. La viande est si confite, si parfaitement fondante, si étonnamment gracile malgré ce traitement un peu radical; la sauce qui en résulte est un complément net. On la présente avec des légumes racines, des betteraves, des rattes bien jaunes et des haricots verts, fins comme des pailles. Un plat vraiment magnifique.

En douceur, la tarte au citron, juste harmonie entre l'acidulé et le sucré, le craquant de la pâte, le mou de l'appareil, le goût juste assez franc, sublime le genre et montre des qualités indiscutables, même si la meringue glisse de son appareil. Bah! C'est passé de mode la meringue de toute façon, on l'oublie sur un coin de l'assiette. Et on fait une longue marche digestive ensuite, dans le quartier en réfléchissant tout haut que, finalement, nos quartiers ont bien changé - et pour le mieux - depuis que les tavernes servaient de refuge. Là, elles servent de carrefour.

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Bistro Chez Roger

2316, rue Beaubien Est 514-593-4200

On y retourne? Tout à fait, le plus tôt possible. Mais on évitera la friture.

Prix: tout ce qu'il y a de raisonnable en ces temps de (soi-disant) privation volontaire. Disons qu'avec des entrées autour de 10$, des plats autour de 25$ et des vins raisonnablement facturés, ce n'est pas très cher pour cette qualité. Comptez un peu plus de 110$ à deux, avec quelques verres de vin.

Faune: gourmande, bruyante, cellularisée, à l'aise et à partir de 25 ans et plus!

Décor: joli rappel de l'esthétique année 40, de Frank Lloyd Wright à Ernest Cormier, tout ça tourné à la manière des gastropub et des bistrochics. Très réussi en somme.

Service: Policé, instruit, a le sens de la répartie, s'amuse en travaillant, c'est pas beau, ça?

Vin: Une carte très bien défendue et complexe, par une équipe qui s'y connaît. À prix corrects.

(+) Ah! La! La! Ces plats pharaoniques comme au Kitchen Galerie, l'autre maison des mêmes chefs: la Côte de boeuf ou les Ribs, présentée pour deux sur une assiette géante, anti-régime, anti-sagesse, en un mot jouissifs!

(-) Encore là, c'est une question délicate, mais qui n'aime pas la musique trop forte au resto sera... desservi. Ça crache un peu et ça résonne jusque dans vos bréchets!