Brasseux de marde. Bully. Éventeur des rumeurs qui agitent le monde de la restauration montréalaise. Sur Ian Harrison, les avis divergent. Chose certaine, l'éditeur montréalais de la plateforme américaine Eater ne laisse personne indifférent.

Rester un inconnu quand on travaille dans un média électronique, a fortiori en ces temps de règne de l'égoportrait, est une gageure. C'est pourtant ce qu'a réussi à faire Ian Harrison, éditeur d'Eater, site américain consacré à l'actualité gastronomique de Montréal.

«Quatre-vingt-quinze pour cent des gens que je connais ne l'ont jamais rencontré. C'est un mystère», s'étonne Sophie Ginoux, auteure notamment de critiques de restaurants pour Nightlife et réalisatrice et animatrice de Plaisirs gourmands, une émission de CIBL.

Et pour cause. Ian Harrison, jeune quadragénaire, se décrit comme un timide. Ainsi, s'il accepte de nous rencontrer sans problème, il préférera ne pas être photographié.

«Je veux que les gens se concentrent sur ce que j'écris, pas sur mon apparence», explique-t-il au cours d'une longue conversation qui passe de l'anglais au français.

À couteaux tirés

Et pour écrire, Ian Harrison écrit.

Il publie plusieurs billets par jour sur Eater, en plus de ses célèbres listes de restaurants (notamment la «heat map») qui font le succès de la formule Eater dans les grandes métropoles américaines.

Certains billets s'intéressent aux anecdotes qui font la saveur de la scène gastronomique locale. D'autres alimentent plutôt la polémique, chez les anglophones comme chez les francophones.

L'un de ses dadas, ce sont les liens entre les blogueurs bouffe, les firmes de communication et les restaurants. Un système de collusion qui promeut des établissements pour leur simple capacité à organiser des événements et y inviter le gratin de la blogosphère montréalaise, selon Harrison.

«Me faire fréquemment demander par des chefs combien ils doivent payer pour avoir un article dans Eater me perturbe», explique Ian Harrison.

Chacune des entrées d'Eater à ce sujet alimente son flot de controverses. Sur Eater, mais aussi sur les réseaux sociaux.

Naturellement, pour beaucoup de blogueurs, les relations avec Eater sont à couteaux tirés.

«Beaucoup de blogueurs se sentent harcelés», estime ainsi une blogueuse bouffe qui fréquente le milieu de la restauration depuis plusieurs années et qui préfère taire son nom.

Certains lui reprochent aussi de prétendre laver plus blanc que blanc. «Lui-même doit se faire arroser», croit ainsi l'animatrice Sophie Ginoux.

Anonyme 

En fait, Ian Harrison applique strictement le code éthique d'Eater et n'accepte pas de repas gratuits, d'argent ou de compensations. Il fuit aussi les soirées «médias» et autres ouvertures de restaurants comme la peste.

«Je n'ai pas envie d'être assis avec 40 blogueurs qui vont prendre des photos comme ça toute la soirée, dit-il, mimant le geste de photographier avec un iPhone. Pour moi, c'est comme une meute de hyènes. Tu vois ce que je veux dire? Cela ne m'intéresse pas. Je préfère rester chez moi avec ma femme et ma fille.»

Ian Harrison fréquente par ailleurs assez peu les restaurants.

«Je ne suis pas un critique. Je ne m'intéresse pas à la bouffe. Ce qui m'intéresse, ce sont les gens et les idées», dit-il.

Ainsi cultive-t-il les contacts directs avec les chefs plutôt qu'avec les communicants. Une attitude un brin cowboy qui laisse perplexe.

«Après avoir travaillé avec des journalistes de tous les types, autant locaux que nationaux et internationaux, je n'ai jamais vu quelqu'un comme Ian», nous écrit Priya Chopra, présidente et fondatrice de l'agence de relations publiques 1Milk2Sugars, visée par un article d'Eater à propos des événements promotionnels dans les restaurants, auxquels les médias et les blogueurs sont invités.

Malgré tout, Eater est une voix de plus en plus reconnue à Montréal.

«Eater est soit respecté, soit dérangeant. Mais il y a quelque chose qui se passe. Même s'il ne se fait pas que des amis, Ian a un côté vrai», estime pour sa part Edward Zaki, copropriétaire de quatre restaurants à Montréal.

L'un d'eux, le Thazard, s'est placé dans la dernière «heat map» d'Eater. À la surprise de Zaki: «On ne sait jamais si on va être écrasé ou glorifié», admet-il.

L'avis des Américains 

Vues de New York, où se trouve le siège d'Eater, les passions soulevées par Ian Harrison complètent le portrait de Montréal, une ville réputée pour ses excès, ses intrigues en cuisine et ses chefs hauts en couleur.

«Ian est certainement l'un de nos éditeurs les plus colorés, et on l'aime pour ça», reconnaît Amanda Kludt, rédactrice en chef d'Eater.

Bien des détracteurs d'Ian Harrison l'ignorent, mais l'éditeur d'Eater n'est pas tout à fait étranger à la réputation gourmande et sulfureuse de la ville. C'est en effet lui qui a fait connaître Montréal au chef américain devenu vedette de la télé Anthony Bourdain.

C'était en 2004, et Anthony Bourdain n'avait que trois livres à son actif. Ian Harrison a profité d'une interview avec le chef à New York pour le magazine en ligne montréalais Askmen pour l'inviter à découvrir Montréal, où Bourdain n'avait jamais mis les pieds.

Bourdain accepte, dîne au Pied de Cochon, découvre Martin Picard et revient tourner un an plus tard No Reservations à Montréal, diffusant ainsi aux États-Unis la révolution gastronomique qui agite alors Montréal.

«Ce gars-là a des couilles», se souvient la critique gastronomique du journal The Gazette Lesley Chesterman, qui fait connaissance avec Ian Harrison à cette époque.

Des hauts et des bas

Au moment du tournage de No Reservations, Ian Harrison traverse toutefois la période la plus traumatisante de sa vie. Il est malheureux au travail et son premier mariage est en train de sombrer.

Le portrait devient tragique quand son jeune frère est victime d'un accident. «Il est mort dans mes bras. Il avait 21 ans», dit Harrison.

Désespéré, il passe ses soirées seul au comptoir du Joe Beef. David McMillan, le copropriétaire, l'invite plutôt à se rendre utile: il devient écailleur, un petit boulot qu'il occupe quelques mois, avant de retourner à la pige.

Pendant près de 10 ans, David McMillan et Ian Harrison n'ont aucun contact, mais ce bref passage chez Joe Beef nourrit lui aussi des théories du complot contre Harrison, régulièrement soupçonné d'être complaisant envers ses «amis».

Une accusation que David McMillan balaie du revers de la main. «Avoir tous les blogueurs au même événement, ça, c'est fucké ben raide. Bien plus que d'ouvrir des huîtres pendant quatre mois», rétorque-t-il.

«Si t'es dans le milieu de la restauration, Eater, c'est TMZ [un redoutable site de Hollywood qui a à son compte nombre d'exclusivités retentissantes]. C'est du journalisme, mais un peu du fast-food. Si quelque chose se passe à Montréal, c'est Eater qui l'aura en premier, poursuit McMillan. Ian n'est pas populaire parce qu'il dit la vérité. Il y a une marge d'erreur, c'est sûr, mais comme tout le monde.»

Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, Ian Harrison espère quant à lui rester dans le paysage médiatique de Montréal.

À sa façon.

«Je crois à Eater Montréal. La scène des restaurants est fascinante et fournit du bon matériel pour des articles.»

«Mon travail, c'est de tendre le miroir [sur la scène gastronomique]. Je crois qu'Eater devait se faire connaître ici. C'était un défi au début. Maintenant, je crois que les gens le connaissent», dit-il en souriant.

Consultez le site Eater Montreal (en anglais): http://montreal.eater.com/