Certains camps aux États-Unis interdisent tout commentaire, positif ou négatif, lié de près ou de loin à l'apparence. Baptisée « No body talk », cette philosophie permettrait aux campeurs de communiquer sur des bases moins superficielles, mais surtout plus vraies. Bref, chargées de sens. Portrait, analyse et comparaisons.

Quand le corps ne parle pas

Beau maillot. Sympa, ton mascara. As-tu pris du poids? Ouf, qu'il est gros, celui-là. Voilà quelques exemples de commentaires qu'il est interdit de prononcer dans plusieurs camps de vacances, adeptes de la philosophie « No body talk », aux États-Unis. En une phrase, ici: exit les insultes, finies les flatteries.

No body quoi? On comprend que les insultes soient généralement bannies. Et que dire de la vulgarité? Mais les compliments aussi?

Parfaitement. Tout ce qui a trait au physique, en fait, que ce soit les vêtements, le look ou la physionomie, ne doit tout simplement pas être jugé. Ni en bien. Ni en mal. Point.

Dans un monde où l'image est souveraine, où l'on apprend, dès le plus jeune âge, l'importance des apparences (oh le beau bébé!), et où l'on a en prime plus de facilité à complimenter quelqu'un sur son look que sur ses projets (beau chapeau abricot, en passant), il faut dire que la politique a de quoi surprendre.

N'empêche. Elle n'est même pas neuve.

S'affirmer pour ce qu'on est

« Tout a commencé au milieu des années 70 », se souvient Pieter Bohen, président des camps Farm and Wilderness, au Vermont. Il était alors campeur. « L'idée, en fait, ça n'est pas tant d'interdire, que de s'affirmer, résume-t-il. On vit dans un monde où, au jour le jour, l'apparence est omniprésente. Alors au camp, on essaye de sortir un peu de tout cela. » À l'époque, relate-t-il, plusieurs moniteurs commençaient à sortir du placard et la philosophie du « No body talk » tournait beaucoup autour des questions de l'affirmation de soi. « Nous sommes un organisme quaker et au coeur de nos croyances, il y a cette foi en une lumière en chacun de nous. C'est très égalitaire. Et nos camps sont très axés sur cette égalité. »

Concrètement, chaque groupe au camp commence sa session en signant un contrat à l'intérieur duquel tous les campeurs s'engagent à adopter certains comportements, garder une belle attitude et, bien sûr, s'abstenir de tout jugement relatif à l'apparence. Avec les plus jeunes, les moniteurs font des mises en scène, pour expliquer le concept. Avec les plus vieux, on aborde la question dans des ateliers divers.

Évidemment, il n'y a pas de police, encore moins de punition si un campeur s'échappe. « Heille! No body talk », se disent tout simplement les jeunes entre eux.

« Au camp, on a la chance de pouvoir se créer un monde idéal, le temps de quelques semaines, résume le directeur. Les jeunes sont dehors tout le temps, beau temps, mauvais temps. Ils nagent tous les jours alors finalement, vous savez, leurs cheveux finissent par ne plus avoir la moindre importance. »

Un espace pour discuter

Ce qu'il faut comprendre, ajoute Vivian Stadlin, la fondatrice du camp Eden Village, qui a également adopté cette philosophie il y a six ans, c'est que la règle permet surtout d'avoir de bonnes discussions: « Pourquoi est-ce qu'on passe tant de temps à se demander ce que les gens pensent de notre apparence, pourquoi sommes-nous si inquiets, ce sont des discussions importantes qu'il faut avoir. Notre règle nous fournit donc l'espace nécessaire à ces discussions. »

Comme Pieter Bohen, elle insiste sur les bienfaits de prendre ainsi « une pause » pour développer « des stratégies cool d'être ensemble et de s'identifier », qui dépassent les premières impressions, mais se fondent plutôt sur la personnalité, le sens de l'humour, ou le bon caractère.

« Il n'y a pas de mal à faire des compliments ou aimer la mode », renchérit Kelly Walsh, directrice du Girl's Program, de l'organisme Vermont Works for Women, lequel a adopté depuis 15 ans cette pratique, dans divers camps. « Ce qu'on veut, c'est prendre une pause, dit-elle. On veut permettre aux filles de réaliser à quel point on juge sur les apparences, et surtout, démontrer que ça n'est pas cela qui compte vraiment [...]. On veut permettre aux filles de se concentrer sur ce qu'elles contrôlent vraiment. » En bref: leurs gestes, leurs réalisations.

Bien sûr que certains vont trouver la mesure extrême. Mais c'est une expérience, rappelle-t-elle. « Et cela vaut la peine d'essayer. Parce qu'il est clair que les apparences prennent beaucoup trop de place dans nos vies. Il est bon de réaliser que l'on apprécie les gens pour toutes sortes d'autres choses: leurs réalisations, leur esprit, leur compassion, leur humour. Tout cela est tellement plus important que les apparences... », conclut-elle.

PHOTO FOURNIE PAR LE CAMP FARM & WILDERNESS

Pour ou contre?

POUR

LÉA CLERMONT-DION

Féministe et auteure de La revanche des moches.

« Je comparerais ça à la journée sans maquillage. »

« Je suis extrêmement enthousiaste face à ce concept. Je dirais même que ce serait un exemple à suivre pour le Québec, quand on sait que l'obsession de l'apparence commence très tôt et qu'il n'y a même plus de cours d'éducation sexuelle à l'école. Pourquoi? Parce que quand les jeunes filles deviennent des femmes, elles sont particulièrement sensibles aux questions de poids, un sujet de plus en plus omniprésent dans leurs vies. Je travaille ces jours-ci sur un projet avec des ados et je me rends compte à quel point c'est une obsession: avec les réseaux sociaux, l'omniprésence des selfies, des logiciels comme Perfect 365 (assez hallucinant, allez voir ça, c'est un logiciel qui permet de modifier son corps et qui cible d'abord les fillettes!). Je comparerais ça à la journée sans maquillage, que plusieurs critiquent. Mais si c'est si pertinent dans certaines écoles secondaires, c'est qu'il y a là un sujet sensible chez les jeunes. Moi-même, j'aurais aimé ça: prendre un break. On est tout le temps dans la recherche de la perfection. Si on peut éviter de parler de notre corps - quand on sait que c'est le sujet de prédilection à cet âge-là -, eh bien tant mieux! »

FANNIE DAGENAIS

Directrice générale d'Équilibre

« Une belle expérience à faire vivre aux jeunes. »

« Équilibre est à l'origine de la semaine Le poids? Sans commentaire, inspirée de la Fat Talk Free Week, aux États-Unis. L'idée, c'est de mettre les gens au défi de ne pas parler de poids pendant une semaine. [...] Si je comprends bien, le «No body talk» touche l'apparence au sens large, mais le principe reste le même. L'objectif est d'amener les gens à se rendre compte que ce n'est pas si facile, ne pas parler d'apparence. Notre société surévalue l'apparence et la beauté est souvent associée au succès, en amour ou professionnellement. Le défi est donc ici de prendre une pause, et de réaliser à quel point on accorde de l'importance à ça dans notre quotidien. Réaliser à quel point c'est démesuré. Vous savez, on parle souvent du modèle unique, des photos retouchées, du fait que 50 % des adolescentes sont insatisfaites de leur corps, mais on oublie de dire que c'est la norme sociale qui pousse les gens à cette insatisfaction. Nous aussi, on fait partie de cette norme sociale. Si on réduit notre discours, peut-être qu'on peut contribuer à diminuer cette norme sociale-là aussi. Je pense que c'est une belle expérience à faire vivre aux jeunes. »

CONTRE

EMMANUELLE LACHANCE

Directrice des ventes, du marketing et des communications des Oeuvres du Père Sablon, dont fait partie le camp S.N.A.P., pour les jeunes en surpoids.

« Interdire, c'est rendre un sujet tabou. »

« Au contraire! Je pense que c'est un sujet très important à aborder avec notre clientèle. C'est sûr que c'est un gros problème, mais d'éviter le sujet, je ne pense pas que ce soit la bonne façon. Il faut au contraire en parler. Outiller les jeunes. C'est plus efficace. Nous, le message que l'on veut passer, c'est qu'il n'est pas nécessaire d'être mince pour être beau. [...] Interdire les commentaires, je pense que c'est un peu abusif. Un peu extrême. Interdire, ce n'est pas aider. C'est rendre un sujet tabou. Or, il faut l'aborder. On a quand même une certaine responsabilité, dans les camps de vacances, de poursuivre les valeurs de l'école. C'est un devoir. Tout est dans la façon d'aborder la question. [...] Éviter le sujet, ça n'est pas ce qu'on fait à l'école, alors pourquoi on le ferait au camp? C'est assurément une question de plus en plus sensible à laquelle il faut s'attarder, c'est certain. »

ÉRIC BEAUCHEMIN

Directeur général de l'Association des camps certifiés du Québec

« Nous sommes dans un contexte de vacances. »

« Nous, on prépare nos moniteurs à encadrer les jeunes dans un contexte de vacances. Oui, ils ont un rôle d'éducateurs, mais dans un contexte bien précis: un contexte de vacances. Bien sûr que nos animateurs sont porteurs de valeurs. S'ils entendent des commentaires dépréciateurs, c'est à eux de réagir. Mais en même temps, nous, on prône l'encouragement des jeunes. On travaille beaucoup dans l'émulation des jeunes. On n'est vraiment pas en train de bannir ça du tout. La philosophie «No body talk», je la comprends. Mais est-ce qu'elle est centrale à l'expérience de camp  Je n'en suis pas certain. On est ici dans un contexte de vacances. On propose des choses qui ne collent pas à l'école. Bien sûr, nous avons des règles, mais nous n'avons pas les mêmes exigences de rigueur sur le plan du comportement que dans un contexte scolaire. »

PHOTO FOURNIE PAR LE CAMP FARM & WILDERNESS

Pendant ce temps, au Québec

Sauf erreur, aucun camp de vacances ici ne propose de politique s'apparentant au « No body talk ». Plusieurs initiatives ciblent toutefois spécifiquement l'estime de soi. En voici trois.

LE PROJET VRAIE BEAUTÉ DU CAMP BOSCO

Pendant trois week-ends consécutifs à l'automne, des jeunes filles de 9 à 12 ans peuvent vivre une expérience de colonie de vacances axée sur le thème de l'estime de soi. S'inspirant de l'initiative Vraie beauté de Dove, le camp propose aux jeunes filles des mises en scène, jeux de rôle et autres réflexions, en plus de différentes activités physiques et culinaires pour « apprendre à s'aimer comme on est », résume Chantal Ménard, la directrice. « On a vu qu'il y avait un réel besoin. Dans nos camps de jour, il est parfois difficile de faire participer les filles de certains groupes d'âge aux activités sportives... »

LE CAMP S.N.A.P.

Offert en partenariat avec le CHU Sainte-Justine et Les Oeuvres du Père Sablon, le camp Santé, nutrition, activité physique (S.N.A.P.) cible les jeunes de 8 à 16 ans aux prises avec un problème de surpoids. Encadré par un nutritionniste, un kinésiologue et un psychologue, le camp, qui combine activités en plein air et ateliers, est axé sur les saines habitudes de vie. « Les enfants ne sont pas pesés. Ce qu'on vise, c'est de les outiller pour changer leurs habitudes de vie », explique Emmanuelle Lachance, directrice des ventes, du marketing et des communications des OEuvres du Père Sablon.

TREMPLIN SANTÉ

Tremplin Santé est un programme financé par Québec en forme qui vise à faciliter l'intégration des saines habitudes de vie (alimentaires et physiques) dans les différentes activités des camps de vacances. De 12 camps participants la première année (2012), ils sont désormais 156 à bénéficier de différentes formations, d'outils et d'autres stratégies d'intervention, essentiellement axés sur le jeu et le plaisir. Par exemple, on encourage les activités physiques intenses (une heure par jour), on privilégie les récompenses non alimentaires et on encourage le respect des différences.

PHOTO FOURNIE PAR LE CAMP FARM & WILDERNESS