Mardi matin, 6h30. Près de 150 fleuristes sont assis dans des gradins de bois et fixent un écran lumineux qui semble tout droit sorti du jeu télévisé Roue de fortune. Les sifflements d'étonnement et les «oh!» fusent.

Visiblement, à 0,72$ l'unité, les «frésias larges assortis» se vendent ce matin un peu trop cher au goût des fleuristes venus faire la chasse aux aubaines.

Mais à 72 heures de la fête des Mères, il faudra s'y faire. L'entrepôt de l'Encan floral interprovincial, à Pierrefonds, est presque plein. Dans les dernières heures, quatre semi-remorques sont arrivés de l'Ontario et du Québec. C'est sans compter les dizaines de camions de petits producteurs qui ont livré cyclamens, anthuriums, hortensias et autres plantes à fleurs en pot durant le week-end.

Les acheteurs les plus motivés inspectent la marchandise depuis 5h. Ils palpent, hument, vérifient l'humidité des tiges, des feuilles et de la terre. Ils s'arracheront ensuite, pendant 3 bonnes heures, les 1000 variétés de fleurs mises aux enchères. Plus de 2000 transactions seront réalisées pendant l'encan, généralement en moins de 5 secondes chacune, le tout totalisant des ventes de près d'un demi-million de dollars en une matinée seulement. «C'est nos meilleures ventes depuis trois ans», affirme Pierre Melançon, directeur général de l'encan, après la matinée.

Modèle néerlandais

Las de vendre leur marchandise de porte en porte, une dizaine de propriétaires de serres québécois ont créé l'Encan floral interprovincial il y a 39 ans, d'après le modèle des encans monstres qu'on trouve aux Pays-Bas. Sur un écran géant, un prix de départ est affiché pour chaque variété de fleurs. Au lieu de monter au gré des mises, le prix descend de seconde en seconde. À l'aide d'un clavier, les participants appuient sur un bouton lorsque le prix correspond à ce qu'ils veulent payer. Le premier acheteur à appuyer emporte la mise. «Il faut être alerte. Ça se déroule très rapidement», confie Isabelle Parenteau, fleuriste de Sorel qui a fait une heure et demie de route pour participer à l'encan ce matin-là.

«En temps normal, on peut épargner jusqu'à 75% sur le prix qu'on paierait normalement à un grossiste. Mais ça ne sera pas le cas aujourd'hui, explique-t-elle. Comme à toutes les fêtes, les prix sont élevés. C'est un peu la folie.»

Une fois l'encan terminé, les fleuristes s'empressent de repartir avec leurs achats. Car ces jours-ci, chaque seconde compte: «À eux seuls, le congé de Pâques et la fête des Mères représentent de 30 à 40% de toutes les ventes de fleurs coupées ou en pot qui seront faites dans l'année. C'est la période cruciale de l'année», précise Pierre Melançon. Rien que pour la fête des Mères, le fleuriste Michel Desjardins, de Châteauguay, a commencé ses achats il y a deux mois. «Ma commande est aujourd'hui de 10 à 12 fois plus importante que la normale», explique-t-il. Même s'il a commandé une bonne partie de sa marchandise directement en Amérique du Sud ou dans le sud des États-Unis, où plusieurs variétés de fleurs sont bien moins chères que celles récoltées au Québec, il compte faire de belles affaires ce matin.

Dans les gradins, la clameur reprend de plus belle. Mais ce n'est pas un nouveau prix record qui anime la foule. C'est plutôt le présentateur qui a échappé un bac de tulipes sous les yeux des 150 fleuristes aux aguets. Les «oh!» et les «ah!» ont un ton réprobateur. «C'est toujours très animé, explique Pierre Melançon. Si quelqu'un fait une gaffe avec les fleurs, la foule réagit toujours comme ça.» Chez les fleuristes, on ne badine pas avec la marchandise vivante.

Andrew Nissen n'a jamais fréquenté la garderie. Tout comme son père, le petit bonhomme de 5 ans grandit parmi les fleurs, filant à toute vitesse sur son tricycle rouge dans une serre grande comme deux terrains de football.

Quand il se sent d'attaque, le petit garçon donne un coup de main aux employés de la serre. Mais la plupart du temps, il préfère sillonner les allées accompagné de deux ou trois chiens qui le suivent à la trace. «Moi aussi, quand j'étais petit, ça étonnait mes amis quand je leur disais que je faisais du vélo en t-shirt alors qu'il faisait 20 au-dessous de zéro», se souvient en riant Vaghn Nissen, propriétaire des Serres hollandaises, à Napierville.

Partout dans la serre, des haut-parleurs crachent de la musique. «Il paraît que c'est bon pour les fleurs. Mais je pense que c'est surtout bon pour les employés», lance-t-il à la blague.

Son père, Peter, a fondé l'entreprise il y a 57 ans, alors qu'il venait de débarquer au Canada en provenance du Danemark, son pays natal. «Il a appelé ça les Serres hollandaises parce que ça sonnait plus crédible. Au Québec, les gens ne connaissaient pas grand-chose aux fleurs, mais les Hollandais, déjà à l'époque, étaient réputés pour leur production florale.» Le patriarche Nissen a aussi participé à la création de l'Encan floral interprovincial, où s'écoule aujourd'hui la majeure partie de la production florale des serres québécoise.

Mais après avoir connu plusieurs années de croissance, l'entreprise familiale est maintenant en péril. «On marche sur nos réserves», affirme M. Nissen. C'est aussi le cas de plusieurs autres serres québécoises, qui sont secouées par la forte concurrence ontarienne et américaine, confirme Pierre Melançon, de l'Encan floral interprovincial.

Au Québec, l'explosion du coût du mazout, dans les dernières années, a fait très mal à l'industrie. Pour arriver à produire, les serres québécoises doivent chauffer davantage durant les mois de décembre, janvier et février. Parallèlement, ce sont les trois mois où les ventes de fleurs sont les plus basses, forçant les serres à puiser dans leurs économies pour fonctionner. «Nous songeons à fermer pendant ces trois mois difficiles», affirme Vaghn Nissen.

En comparaison, la vallée du Niagara, où se concentre la production florale ontarienne, profite de quatre ou cinq semaines de plus de temps clément. «Ça peut faire une différence de 5000$ à 6000$ par mois dans le budget de chauffage», indique M. Melançon.

Le taux de change du dollar canadien défavorise aussi les producteurs d'ici. «Les producteurs ontariens, qui ont toujours fait beaucoup d'affaires sur le marché américain, n'arrivent plus à vendre leur production aux États-Unis. Alors ils inondent le marché québécois. Ça nous empêche d'obtenir de bons prix», estime M. Nissen.

Et comble de malheur, l'année en cours apporte un défi logistique supplémentaire: Pâques et la fête des Mères, qui représentent 30 ou 40% de la production annuelle, ont lieu à seulement deux semaines d'intervalle, ce qui force les producteurs à concentrer leurs efforts à l'intérieur d'une période très courte.

«En plus, la météo n'est pas de notre bord, cette année», constate Vaghn Nissen.

Pourquoi alors se battre pour vendre des fleurs si le marché est si difficile? «Nous sommes des gens passionnés», résume Marie Lampron, directrice du marketing de Rose Drummond, le seul producteur de roses coupées au Québec. «Nous vendons de l'émotion. C'est ça qui nous anime»

Quand Rose Drummond vend... de l'ail

Alors qu'on comptait il y a 10 ans une dizaine de producteurs de roses en Ontario et au Québec, on n'en compte plus maintenant qu'un seul ici: Rose Drummond.

L'entreprise familiale, en concurrence avec des producteurs d'Amérique du Sud, des Pays-Bas et même de Chine, a vu passer sa production de 3 millions de roses par année dans les années 90 à seulement 650 000 aujourd'hui. «C'est très difficile de faire concurrence à des pays où il fait chaud à longueur d'année», indique Marie Lampron, directrice du marketing de Rose Drummond et fille des fondateurs.

Pour y arriver, l'entreprise a misé sur les fleurs haut de gamme. Les rosiers, qui poussaient autrefois en pleine terre, poussent maintenant sur des tables dans un substrat de noix de coco. «Les plants sont renouvelés aux trois ans, nous utilisons des engrais biologiques et nous luttons contre les insectes avec des prédateurs naturels. Tout ça influe sur nos coûts, évidemment. »

En plus du marché des roses haut de gamme, qui représente toujours 80% de la production, Rose Drummond a dû commencer à diversifier ses produits. Depuis peu, l'entreprise fait pousser des fraises biologiques et de l'ail. «C'est un produit extrêmement frais que les clients apprécient beaucoup», assure Mme Lampron.

L'effet est bien moins romantique... et l'odeur, plutôt différente. «On n'a pas le choix. On suit le marché!», dit Mme Lampron.