Le fromage bleu. Beaucoup n'osent même pas l'approcher, encore moins le toucher, le humer, le croquer ou le goûter. C'est vrai qu'il n'est pas toujours très appétissant (oui, il est plutôt moche). Et qu'il a la réputation d'être très (pour ne pas dire trop) puissant. Quand on lui donne l'occasion, il sait pourtant se montrer épatant.

Gilles Jourdenais ne se laisse jamais démonter quand il entend un client affirmer de but en blanc qu'il déteste les bleus. Lorsqu'il a rencontré sa femme, alors cliente de sa fromagerie du marché Atwater, elle les avait en horreur, elle aussi. Maintenant, elle enrage lorsqu'il oublie d'en rapporter à la maison pour leurs soirées hebdomadaires de dégustation.

«Le problème, c'est que les gens ont souvent eu une première mauvaise expérience qu'ils ne veulent plus répéter en goûtant par exemple de gros bleus danois, populaires en restauration parce qu'ils coûtent peu cher, mais tellement salés et forts que c'en est presque criminel. Il faut être un Viking pour les supporter!», blague Gilles Jourdenais. Ceci expliquerait donc un peu cela? La famille des bleus est en quelque sorte capable du meilleur... comme du pire?

«Ce sont probablement les fromages les plus délicats à contrôler en matière de goût», analyse Abdel Ould Baba Ali, directeur du Centre d'expertise fromagère du Québec. Pour obtenir une pâte persillée, il faut introduire un microscopique champignon, soit le penicillium roqueforti ou le penicillium glaucum, dans le lait ou le caillé au moment du moulage. Sa capacité de dégrader les gras du lait donnera toute sa saveur et son étonnante couleur bleu-vert au produit fini. Il faut piquer les meules à répétition pour s'assurer que les champignons ne manquent pas d'oxygène pour se développer, surveiller le taux de sel, légèrement supérieur aux pâtes blanches (3% contre 2,5% environ) pour garder un degré d'humidité idéal, le protéger des effets oxydatifs de la lumière, et éviter la contamination des autres fromages blancs par le penicillium, très volatil.

Les écueils sont donc nombreux et le travail de fromager devient vite un périlleux travail d'équilibriste qui, bien exécuté, a toutefois pu donner naissance à de grands classiques, comme le Bleu d'Auvergne, la Fourme d'Ambert, le roquefort (fabriqué depuis plus de 1200 ans!) et le Bleu de Gex français (protégés par une appellation d'origine contrôlée), ou encore le Saint Agur, le gorgonzola et le Stilton.

Cela dit, pour apprivoiser les fromages bleus, il faut non seulement commencer avec des produits de qualité, mais aussi à petites doses et tout au bas de l'échelle de robustesse, conseille Gilles Jourdennais. Les novices peuvent par exemple commencer par un cambozola (très doux et crémeux) et gravir les échelons avec le bleu de Bresse ou le bleu de Gex (plus sec, à essayer dans une raclette, tranché finement) avant de passer au Stilton et au Roquefort. «On n'est pas obligés d'aimer les bleus, dit Gilles Jourdennais, mais il faut leur donner une vraie première chance.»

Peu de bleus d'ici

Au Québec, peu de fromagers se sont frottés à leur production, si bien qu'on compte les bleus québécois presque sur les doigts des mains.

L'abbaye de Saint-Benoît-du-Lac a été l'une des premières, sinon LA première fromagerie au Québec à commercialiser des pâtes persillées, dès sa fondation en 1943, à une époque où l'on ne produisait et ne consommait ici que du cheddar, ou presque. Pas facile. Boudée par les consommateurs, la production cesse à la fin des années 60, et ne reprendra qu'au début des années 80, poussée par le moine Dominique Minier. «J'ai dû pousser pour avoir l'autorisation de mes supérieurs, se rappelle-t-il. Pour moi, c'était une question de prestige de l'entreprise. Il nous manquait un bleu.» L'Ermite, inspiré de la recette ancestrale, est suivi une quinzaine d'années plus tard par le Bénédictin, médaille d'or des Grands Prix des fromages canadiens en 2006, un exploit pour une pâte persillée dans ces concours généralement dominés par des pâtes blanches. Le Ciel de Charlevoix, le Rassembleu, le Bleu d'Élizabeth, le Fleuron figurent maintenant aussi parmi les plus connus et appréciés des bleus du Québec.

En cuisine

Servies dans leur plus simple appareil, crues, les pâtes persillées trouveront de bons alliés dans les vins blancs doux, les cidres de glace peu sucrés, conseille Jean Morin, fabricant du Bleu d'Élizabeth, ou encore un Sauternes, un Côteaux du Layon ou un Moscatel de Setubal, note Alex Landry, sommelier du café Sardine. En cuisine, les mariages sont plus métissés qu'on ne pourrait l'imaginer. Les bleus ont d'ailleurs leur place jusque dans la case «desserts».

Les stiltons anglais sont souvent apprêtés avec des fruits, des confitures ou des vins doux en fin de repas. La chocolaterie Chocobel, à Montréal, fait une truffe au Bleu d'Elizabeth et dattes. Et au café Sardine, le pâtissier Kyle Crouch a incorporé du Saint Agur dans son gâteau au fromage, d'une fraîcheur et d'une douceur remarquables (notez: le gâteau est absent du menu en ce moment). «Cela a changé la perception que la plupart des clients avaient du fromage bleu», dit-il en souriant. «C'est facile de faire des erreurs, de surdoser avec les bleus, mais je suis un grand fan de leur côté amer, acide et salé, un peu fermenté. C'est tellement puissant que c'en est presque sucré», remarque Samuel Pinard, qui ose en mettre régulièrement dans son menu et en a fait certains de ses plats les plus populaires, dont ses gnocchis au gorgonzola. Il aime arroser ses salades de vinaigrettes préparées avec l'excellent Bleu d'Élizabeth, de la fromagerie du Presbytère, et fait du pain au stilton pour la Saint-Patrick. «Si mon garçon de 2 ans mange du bleu le matin, ça ne doit pas être si fort et si mauvais que ça.»