«En quelle année j'ai commencé? Oh, ça devait être en 1940.» Sam Stroll n'a pas eu à fouiller longtemps dans ses souvenirs. À 83 ans, il n'a pas vraiment toutes ses dents, mais il est encore très alerte. Il se rappelle exactement quand il est entré à Superior Pants, le commerce fondé par son père en 1923.

«J'avais 12 ans. Je travaillais la fin de semaine, dit-il. Au début, je faisais les ourlets des pantalons. Ça ne payait pas cher. Ensuite, quand papa est devenu trop malade, j'ai fait les achats dans les manufactures. J'ai appris sur le tas»

À l'époque, le magasin se situait au 6, rue Sainte-Catherine Est (où se construit le futur 2-22) et se spécialisait dans le nettoyage de costumes. Mais il s'est vite spécialisé dans la vente de pantalons, un créneau qu'il occupe encore aujourd'hui, au 69 de la même rue, juste à côté du Métropolis. Seul le nom a changé. Loi 101 oblige, Superior Pants s'appelle maintenant Pantalons Supérieur.



Zoot suits et jeans à fleurs

Dire que Sam Stroll est une mémoire vivante du pantalon n'est pas exagéré. Depuis les années 40, il a vu passer tous les styles et toutes les modes. Lancez-le, il vous déballera l'histoire en cinq minutes.

«Dans ce temps-là, c'était surtout le pantalon à plis, raconte-t-il. Il coûtait 49 cents. Pendant la guerre, les plis ont disparu à cause du rationnement. Après, ça a été la mode des zoot suits. C'était des jeunes. Ils portaient leur pantalon large dans le haut et étroit dans le bas, avec un chapeau noir et un long manteau. Les vieux n'aimaient pas ça. Ils trouvaient que c'était des bums.»

Les bums, ils n'étaient pas plutôt en jeans, Sam? «Non, ça, c'est arrivé après, dans les années 50. Avant, les jeans étaient pour les fermiers. Avec les années 50, c'est devenu un truc cool. Tout le monde en avait. Même les filles. En fait, les jeans sont devenus si populaires qu'on a laissé tomber les autres pantalons et qu'on n'a gardé que les jeans. Jambe étroite, pattes d'éléphant on a tout eu. J'ai même vendu des jeans à fleurs à l'emplacement d'Expo 67!»

Les marques aussi ont défilé. Dans les années 70, Lois et Lee avaient la cote. Wrangler n'était pas loin derrière. Mais avec le temps, Levi's les a mangés tout rond et, aujourd'hui, Pantalons Supérieur est dépositaire officiel de la marque. Ce qui n'empêche pas le magasin d'offrir un tas d'autres étiquettes, comme Guess, Buffalo, Point Zero, Seven ou True Religion.

Oui, il en a vu passer, des pantalons, Sam Stroll. Impossible de savoir combien d'heures il a passées derrière son comptoir ou la machine à coudre. Mais une chose est certaine cette année, ce fils d'immigrés roumains fête sa 70e année à Pantalons Supérieur, ce qui fait de lui, sauf erreur, le recordman montréalais de longévité derrière un comptoir de magasin.

Du ring à Blue Bonnets

À la question «N'avez-vous jamais pensé faire autre chose?» Il répond en souriant «Mais bien sûr que j'ai fait autre chose!»

L'oeil coquin, Sam nous apprend qu'il a été champion de boxe au milieu des années 40. Qu'il a gagné le Golden Glove en 1945 à la Palestre nationale, dans la catégorie poids plume et que, en 7ans, il a gagné 37combats sur42. «J'étais bon. J'étais très bon.» Pourquoi avoir accroché les gants, alors? «Je ne voulais pas devenir professionnel. Je ne voulais pas être sonné en permanence (punchdrunk).»

Comme si ce n'était pas assez, l'homme a aussi été entraîneur de chevaux de course. Il avait ses chevaux, qu'il entraînait pour la course de plat avec jockey et inscrivait à Blue Bonnets. «Ce n'était qu'un passe-temps, dit-il. Mais j'ai fait de l'argent!» Entre 1968 et 1974, il aurait entraîné 27chevaux et gagné 500 courses. Mais l'aventure s'est terminée quand Blue Bonnets a abandonné les courses montées pour se concentrer sur les courses attelées.

À l'entendre, on comprend mieux l'air juvénile qui anime le visage de Sam Stroll. Le vieil homme est heureux, c'est évident. Il a eu plusieurs vies, trois enfants, et aujourd'hui il est toujours à la barre de l'entreprise familiale, entouré de son fils Owen (60ans) et de son petit-fils Mitchell (37ans), qui assurent la relève et qui ont bien l'intention de conduire le commerce jusqu'à son 100eanniversaire.

«Il n'y avait que des bordels!»

Vrai que les affaires ont baissé. Minée par les travaux et la décrépitude de la Main voisine, la rue Sainte-Catherine a déjà connu de meilleurs jours. Sam se souvient de l'époque «où il n'y avait que des bordels». Il se souvient aussi de l'âge d'or des cabarets. Le Casa Loma était juste en face, l'Arlequin, le Vicks ou le Béret bleu à deux coins de rue, sans oublier The Only Club, un bar réservé aux lesbiennes, «de bonnes clientes qui se faisaient faire des bas de pantalon très étroits».

Aujourd'hui, dit Sam, on magasine moins au centre-ville. Il évoque le coût de l'essence, le manque de stationnement et les commerces concurrents, qui ont poussé comme des champignons. Malgré tout, Pantalons Supérieur est encore là. Et Sam ose croire que le nouveau Quartier des spectacles donnera un élan à ses ventes.

«Je me demande ce que mon père dirait en entrant ici, conclut-il. Il dirait sûrement "Mon fils, tu as réussi." Mais surtout, il n'en reviendrait pas qu'on vende tous ces jeans!»

Sam Stroll en 1942, peu de temps après son entrée au magasin fondé par son père.