Le grand retour aux sources universel et la redécouverte des méthodes anciennes ont fini par orienter le monde du vin vers la Géorgie. Dans ce petit pays du Caucase, entre la Russie, la Turquie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, bon nombre de vignerons font encore du vin comme il se faisait il y a... 8000 ans!

VINS DE LA NUIT DES TEMPS

Ce n'est pas pour les domaines «à l'européenne», qui produisent des ersatz de vins de Bordeaux, que vignerons, sommeliers, journalistes et touristes de partout au monde se ruent en Géorgie, ces dernières années. C'est plutôt pour de tout petits et humbles maranis (celliers) familiaux, qui élaborent des vins de kvevris - jarres en terre cuite enfouies -, une tradition maintes fois millénaire.

Leurs artisans s'appellent Ramaz Nikoladze, Iago Bitarishvili, Marina Kurtanidze, Zurab Topuridze, Nikki Antadze, Archil Guniava, Shota Lagazidze, Zura Mghvdliashvili, Keto Ninidze, Zaza Gagua et feu Soliko Tsaishvili (étiquette Our Wine), entre autres. En Géorgie, on dit que tout le monde fait du vin dans sa cour. Nous n'avons pu vérifier cette information en cognant à toutes les portes, mais à voir l'amour des Géorgiens pour la dive bouteille, nous serions portés à la croire.

Les domaines minuscules qui travaillent dans la tradition la plus pure ont beau ne représenter qu'environ 5 % de la production de vin géorgien - les villageois ayant progressivement abandonné la jarre en terre cuite pour adopter le plastique et l'acier inoxydable, plus faciles à entretenir -, ce sont eux qui ont attiré les projecteurs internationaux. La méthode a d'ailleurs été inscrite à la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO en 2013. Aujourd'hui, l'association des vins naturels de Géorgie compte environ 80 membres, dont 95 % travailleraient avec le kvevri. Une trentaine de domaines conventionnels et plus commerciaux ont également des gammes de vins produits dans ce contenant traditionnel..

Renouveau

Lorsqu'on se promène dans les vignes d'est en ouest et qu'on passe un peu de temps dans la magnifique capitale, Tbilissi, il est impossible de ne pas sentir ce grand réveil qui fait suite aux années de privation communistes. Les signes ne mentent pas: bars à vin qui se multiplient partout dans la ville, étiquettes de plus en plus nombreuses, cépages oubliés qui ressurgissent, budget gouvernemental de promotion des vins qui a quadruplé depuis 2010, ouverture d'une nouvelle école de fabrication de kvevris, exportations en croissance, fouilles archéologiques, etc.

C'est à Gadachrili Gora, un site archéologique à une trentaine de kilomètres au sud de la capitale, que l'on a découvert, en novembre 2017, la preuve la plus ancienne de vinification. L'équipe a trouvé des morceaux de poterie maculés d'acide tartrique, incluant des bases de grandes jarres, enfoncées dans les sols de ces maisons remontant à l'âge de pierre. La datation au radiocarbone est de 5800 à 6000 ans avant J.-C.

Lors de notre visite au site archéologique, un groupe d'étudiants de l'Université de Toronto y faisait des fouilles. Irakli Cholobargia, directeur du marketing de l'agence nationale géorgienne du vin, espère que le site de Gadachrili Gora puisse, d'ici quelques années, devenir un musée voué au vin.

«Ce qui est important n'est pas de déclarer que la Géorgie est le berceau du vin. On souhaite plutôt que le monde sache que le vin est avant tout un élément incroyablement important de notre culture. Il fait partie du tissu social et familial. Depuis 8000 ans!»

Vanya Filipovic, copropriétaire et sommelière des restaurants Vin papillon et Mon Lapin, réalisait un rêve en se rendant en Géorgie, au printemps dernier.

«La Géorgie me fascinait depuis des années. Elle représentait pour moi un mélange d'ancien, de mystique, de protégé. Un milieu non affecté par la société moderne. Là-bas, le vin est lié à l'art, à la musique, à la convivialité, à la communauté, à la fête et au partage. C'est magnifique que l'origine du vin soit ainsi: pas de notes de dégustation, pas de sommellerie, pas de snobisme. Juste un désir de bien vivre et de s'éclater, ensemble», raconte celle qui n'a pas été déçue par son voyage.

Un Américain en Géorgie

Un des personnages centraux de la renaissance du vin géorgien n'est pas né là-bas. C'est l'Américain John Wurdeman, du domaine Pheasant's Tears. Déménagé en Géorgie pour peindre et pour étudier le chant polyphonique, l'artiste de Virginie est devenu propriétaire d'un vignoble bien malgré lui, à l'invitation de son voisin Gela Patalishvili. Son histoire et celle du vin géorgien sont racontées dans un livre d'Alice Feiring, Skin contact: voyage aux origines du vin nu.

Transporté par sa nouvelle passion, le charismatique personnage est devenu un grand défenseur du vin traditionnel géorgien, élaboré avec une approche non interventionniste. Aucun intrant, sinon un peu de soufre, et le moins de manipulations possible.

Aujourd'hui, John Wurdeman est omniprésent dans le paysage vitivinicole géorgien, avec une trentaine d'hectares de vignes, une auberge-ranch, cinq excellents restaurants et bars à vin à Tbilissi, au vignoble et dans le village de Sighnaghi, une entreprise de visites guidées (Living Roots) et bien d'autres projets à venir. Un de ses champs est planté avec 417 variétés différentes (sur environ 525 cépages indigènes répertoriés), pour en redécouvrir le potentiel.

Si le rkatsiteli des vins ambrés (orange) et le saperavi des rouges costauds (mais dont nous avons goûté de délicieuses versions bien juteuses) sont les cépages phares, on découvre sur place les multiples expressions du tsitska, du tsolikouri, du mtsvane, du chinuri, du chkhaveri, du kisi, du krakhuna, de l'aladasturi et autres tavkveri.

Le nombre grandissant de vignerons qui plantent plus de vignes, grossissent leurs chais et embouteillent, plutôt que de garder toute leur production pour la famille et les amis, donne accès à une plus grande variété de vins. Cela dit, les Géorgiens ayant soif de leurs jus, il est souvent difficile de trouver les cuvées plus abouties sur place. Aussitôt embouteillées, aussitôt vendues (et bues!).

Au Québec, on trouvera de plus en plus de vins géorgiens, car quelques agents ont fait le voyage là-bas au printemps dernier. La SAQ, qui ne tient que le saperavi de Teliani Valley, cherche à augmenter son offre.

Pour l'instant, on peut boire dans des restaurants comme Henrietta, Petit Alep, Damas, Larry's, Manitoba, Mon Lapin, Vin Papillon, Joe Beef, Alma, Bouillon Bilk, Hoogan et Beaufort, Loïc, Leméac, Le Moine Échanson (Québec), Albacore (Québec), Patente et Machin (Québec), l'Auberge du Mange-Grenouille (au Bic) des cuvées de Pheasant's Tears, d'Our Wine, de Vinoterra, d'Orgo et de Dilao, entre autres. En décembre, l'Agence sans nom devrait recevoir les vins d'Ori Marani, de Ramaz Nikoladze, d'Archil Guniava et de Zurab Topuridze (étiquette Iberieli). 

À Montréal, on aura en outre la visite de Koba Kvatchrelishvili, du domaine Naotari, le 1er novembre, lors du salon Raw Wine.

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Les frais de ce voyage ont été payés par l'Agence nationale de vin de Géorgie, qui n'a exercé aucun droit de regard sur le contenu du reportage.

Photo Fabian Greitemann, collaboration spéciale

John Wurdeman, du vignoble Pheasant's Tears, est un artiste américain qui est «accidentellement» devenu un des plus grands défenseurs des vins géorgiens traditionnels.

LE SECRET EST DANS LE KVEVRI

Il restait peut-être quatre ou cinq maîtres du kvevri en Géorgie, quand la production du pays s'est mise à monter en flèche et que des vignerons européens ont découvert les charmes de ce contenant géorgien millénaire pour leurs propres chais.

Depuis quelques années, les carnets de commandes de Zaliko Bodjadze, dans la région d'Imereti (ouest), et de Remi Kbiliashvili, dans la région de Kakheti (est), sont pleins à craquer. Par chance, ils sont aidés par leurs fils, destinés à prendre la relève.

Devant l'urgence de perpétuer la tradition et face à l'explosion de la demande, le gouvernement géorgien et la Banque mondiale ont investi l'équivalent d'environ 2,5 millions de dollars canadiens pour ouvrir une école de fabrication de kvevri, dans la plus grande région productrice de vin, Kakheti.

Aujourd'hui, une centaine de vignerons et grands domaines géorgiens les utilisent «professionnellement» pour faire leur vin. De plus en plus de vignerons non géorgiens s'en servent également, comme Josko Gravner (Frioul, Italie), Thierry Puzelat (Loire, France), Anna Martens (Sicile) et Caleb Leisure (Californie), entre autres.

Méthode traditionnelle

La manière traditionnelle de faire un vin ambré géorgien consiste à verser le raisin, préalablement foulé au pied, dans le contenant en terre cuite, avec ses peaux, ses pépins et sa rafle. On dit ainsi qu'on laisse le vin avec «sa mère». 

«Le kvevri est perçu comme une exotique relique du passé. Peu de gens connaissent ses vertus oenologiques, regrette John Wurdeman, copropriétaire du domaine Pheasant's Tears, dans la région de kakheti, et grand défenseur des vins géorgiens traditionnels.

«Dans un premier temps, le kvevri ne comporte aucun angle à 90 degrés. Là où il n'y a pas de coins, tout est cinétique. Pendant la fermentation, le vin est en mouvement et dépose tout ce dont il n'a pas besoin dans la pointe du contenant.

«Après, la porosité de la matière permet une micro-oxydation qui développe dans le vin une structure avec beaucoup plus de profondeur et de complexité que dans un vin fermenté et élevé dans un contenant fermé hermétiquement. Et ce, sans lui imposer des saveurs directes comme c'est le cas avec le bois. 

«Finalement, le fait que le kvevri est enterré lui permet de bénéficier des changements de saison. Aux vendanges, le raisin a besoin de chaleur pour la fermentation spontanée. Après, la terre se rafraîchit mais la chaleur accumulée près des parois du kvevri permet à la fermentation malolactique de se produire. L'hiver s'installe ensuite, juste à temps pour la stabilisation pour le froid. S'il reste du sucre résiduel ou que la malo ne s'est pas achevée à l'automne, la fermentation reprend avec la chaleur du printemps. Puis, après avoir passé neuf mois dans un ventre fabriqué de la même terre qui a fait pousser le raisin, le vin est né!»

Le kvevri enterré donne aux chais géorgiens un aspect bien singulier: un plancher parsemé de couvercles et quelques instruments en bois bien rustiques, comme des brosses en écorce de cerisier, en racines de millepertuis ou en feuilles de maïs.

Le goût et la texture des vins de kvevri sont souvent beaucoup plus tributaires de la macération prolongée avec les peaux que du contenant lui-même. Ils sont tanniques et parfois terreux. Toujours uniques!

Photo Fabian Greitemann, collaboration spéciale

Un des plus grands artisans du kvevri, Zaliko Bodjadze, dans la région d'Imereti (ouest).