De retour d’un séjour de quatre semaines en Asie et en Europe, Mikaël Kingsbury respecte scrupuleusement les consignes d’isolement.

Cloîtré dans son condo du quartier Griffintown, il ne s’autorise aucune sortie à l’extérieur, si ce n’est prendre l’air sur le petit balcon.

Il passe le temps à écouter des films et à jouer sur sa console. Avec l’épicerie laissée par ses parents sur le seuil de la porte, il se fait des bouffes avec sa blonde Laurence. Au cinquième jour de la quarantaine forcée, ils ont commencé un gros casse-tête.

Petite bière par-ci, verre de vin par-là : après tout, le bosseur de Deux-Montagnes amorce ses vacances après une autre saison où il s’est surpassé. Dix courses, sept victoires, trois deuxièmes positions.

« Toutes mes deuxièmes places étaient dignes d’une victoire », relève-t-il, qualifiant cette campagne de Coupe du monde de « meilleure » de sa carrière en vertu de sa constance.

Seule l’annulation de trois épreuves, dont les deux dernières en Suède pour cause de coronavirus, l’a empêché de s’attaquer à l’objectif secret établi avec son préparateur mental : 10 victoires sur 13, ce qui lui aurait permis d’éclipser son sommet de neuf en 2017.

Chaque année, il faut que j’aie des objectifs quasi inatteignables. Ça me garde sur le bout de ma chaise. C’est une satisfaction personnelle de commencer fort et de finir aussi fort.

Mikaël Kingsbury

Perrine Laffont a fait mieux avec huit victoires chez les femmes, mais la Française s’est classée troisième et septième à ses deux autres départs, si bien que le Canadien l’a devancée au total des points. « T’inquiète pas, j’avais regardé ! »

Si sa descente à l’étape initiale de Ruka, en décembre, fut la plus aboutie à ses yeux, Kingsbury a traversé le reste de l’hiver comme un bulldozer, tenant à distance le Japonais Ikuma Horishima, vainqueur des trois autres épreuves, et le Français Benjamin Cavet (3e).

« Les gars sont solides et constants ; la compétition n’a jamais été aussi forte », affirme le Québécois de 27 ans qui aurait eu « encore du jus » pour clore en beauté. Sa séquence de 107 départs consécutifs s’est poursuivie, une statistique qui le rend particulièrement fier.

Horishima, lui, commençait à « tirer de la patte », a constaté son rival canadien qui le voyait « boiter » aux deux dernières étapes.

Au Kazakhstan, au début du mois, Kingsbury a mis toute la gomme, exécutant son saut « cork » 1440, un autre objectif qu’il s’était fixé. Il s’est décidé presque sur un coup de tête en remontant la pente sur une motoneige avant la finale du duel.

« J’y suis allé un peu trop gros, ce qui fait que j’ai manqué un peu mon atterrissage. Pour moi, ça a été une petite victoire parce que je suis le seul à l’avoir lancé cette année. »

Même s’il a fini deuxième derrière Horishima, il croit avoir marqué des points sur le plan psychologique. « Ça envoie le message à mes adversaires que je suis prêt à le faire n’importe quand. Il y a beaucoup de positif là-dedans. »

La semaine suivante, en Russie, il a rebondi avec une victoire écrasante en duel. L’élimination du Japonais en quart de finale a confirmé son emprise sur le globe de cristal de la spécialité, son neuvième de suite.

En Suède, Kingsbury a également soulevé son neuvième grand globe du général couronnant le meilleur athlète du volet « freestyle » de la Fédération internationale de ski. Seule la Suissesse Conny Kissling a fait mieux avec 10 de 1983 à 1992, à l’époque où le sport comprenait aussi le ballet et un combiné.

Le champion olympique lorgne plutôt les 22 globes de l’Américaine Lindsey Vonn en ski alpin.

J’aimerais être l’athlète qui a le plus de globes dans toutes les disciplines de l’histoire du ski.

Mikaël Kingsbury

Sa victoire à Tremblant, en janvier, reste son plus beau moment de la saison : « J’ai pu célébrer avec mes amis, ma famille, ma copine qui me voyait skier pour la première fois sur place en Coupe du monde. »

Une fin de saison inhabituelle

En dépit des apparences, la saison ne fut pas qu’un long fleuve tranquille. Avec ses coéquipiers, Kingsbury a vécu la crise du coronavirus pratiquement en direct, atterrissant à Tokyo au moment où le navire Diamond Princess était mis en quarantaine.

Il a commencé à prendre conscience de la gravité des évènements quand des partisans sud-coréens se sont inquiétés qu’il fasse une correspondance à Séoul une semaine plus tard. Sur place, des hommes couverts de la tête aux pieds attendaient les passagers pour contrôler leur température. Le scénario s’est répété au Kazakhstan. Un vol nolisé a ensuite permis à tous les artisans du circuit de se rendre en Russie sans encombre.

Après l’annulation en Suède, la semaine dernière, Kingsbury a été soulagé de pouvoir revenir au Canada au moment où la cohue se faisait sentir dans les aéroports, carte privilège ou pas.

L’équipe canadienne a vécu un drame plus intime peu après son arrivée au Japon : la mort soudaine du jeune Brayden Kuroda chez son oncle en Alberta. Le skieur de 19 ans avait fait ses débuts en Coupe du monde quelques semaines plus tôt à Tremblant. Kingsbury l’avait aussi côtoyé à Deer Valley et échangé avec lui trois ou quatre jours avant sa mort, dont la cause n’a pas été dévoilée.

Avec des coéquipiers, il doit assister à la cérémonie mortuaire de Kuroda en Colombie-Britannique. Prévue le 30 mars, elle a été repoussée indéfiniment en raison de la pandémie.

« Ça a été dur, mais ça a uni l’équipe, constate le champion olympique. Dans ce contexte, il n’y a plus d’excuses. On sait que Brayden aurait donné beaucoup pour être à notre place. C’était son rêve. On a fait un toast à sa mémoire et on a skié pour lui. Ça a paru dans les résultats. »

Six jours après la tragédie, Kingsbury a gagné à Tazawako et son coéquipier Laurent Dumais a fini troisième. Ce dernier n’était monté sur le podium qu’une seule fois jusque-là, à Val Saint-Côme, en 2016. Il a répété l’exploit à l’étape suivante au Kazakhstan, se classant troisième derrière le « King ».

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« Il a travaillé fort tout l’été, comme tous les autres gars. Il les méritait, ses podiums. Tout le monde a relevé son niveau. On était plusieurs dans les finales. »

Kingsbury a déjà commencé à songer à la prochaine saison, où il visera un 10e globe et d’autres médailles d’or aux Mondiaux sur la future piste olympique en Chine. Il attend la livraison de skis 10 centimètres plus longs, outils d’entraînement sur lesquels il pense pouvoir fluidifier son approche du saut du bas.

Sinon, il s’arrange pour se faire « suer » un peu sur une base quotidienne pour ne pas avoir « une trop grande pente à remonter » quand les « vacances » prendront fin. Comme tout grand champion, il ne s’arrête jamais. Sauf quand la santé publique l’exige.