Touché au moral, Alex Harvey a coupé court au Tour de ski pour rentrer chez lui de façon subite la semaine dernière. «Je suis inquiet, mais j'ai confiance dans le nouveau plan», confie le champion mondial.

Alex Harvey a eu le temps de ruminer sa décision de rentrer d'Europe de façon précipitée la semaine dernière. Après son abandon avec deux étapes à faire au Tour de ski, l'un de ses deux grands objectifs de la saison, il a mis deux longues journées avant de revenir à Québec, dimanche.

Une tempête à Munich, une correspondance ratée à Toronto, un avion qui fait demi-tour au moment de l'approche à Jean-Lesage, un atterrissage pour remplissage à Montréal et un retour... à Toronto, où il a passé la nuit à l'aéroport: de quoi le conforter dans sa conviction que les aller-retour outre-mer ne sont pas l'idée du siècle pour un athlète dans un sport d'endurance comme le sien.

Découragé par son déficit de sensations dans les courses de distance, Harvey a néanmoins choisi de faire entorse à son mode de vie coutumier et de retourner à Saint-Ferréol en plein coeur de la saison. Si bien que mardi matin, il était sur les pentes de ski (alpin) du Mont-Sainte-Anne, profitant avec sa fiancée des 15 centimètres de poudreuse tombée durant la nuit.

«J'avais besoin d'un break, surtout au niveau moral», a confié l'athlète de 30 ans après une sortie de ski de fond en après-midi. «Être déçu de mes courses et surtout par mes feelings de fin de semaine en fin de semaine, à un moment donné, ça devenait un peu trop lourd. Ça fait juste deux jours [que je suis revenu], mais ça fait déjà du bien d'être à la maison et de voir mon monde.»

«J'ai vraiment flanché»

Harvey a touché le fond jeudi durant la cinquième étape du Tour de ski, à Oberstdorf, en Allemagne. Dès le début d'une poursuite de 15 km en style libre, un exercice qui lui sied généralement à merveille, il peinait à suivre le rythme des Cologna, Sundby et autres Roethe, un groupe de fondeurs d'élite, mais avec qui il avait l'habitude de rivaliser. Il a perdu une minute dans les trois derniers kilomètres pour franchir la ligne au 22e rang.

«J'ai vraiment flanché. Je me suis dit: j'ai besoin de changement, ça ne fonctionne juste pas.» À l'arrivée, il a demandé à Joel Jaques, technicien qui faisait fonction d'entraîneur sur le Tour, de lui réserver un billet de retour au plus vite.

Coup de tête d'un athlète au sang bouillant? Oui et non. Harvey indique que cette idée lui trottait dans la tête depuis déjà quelque temps. Son podium en sprint, le 30 novembre à Lillehammer, deuxième Coupe du monde de la saison, était un peu l'arbre qui cachait la forêt. En distance, ses résultats n'étaient pas catastrophiques (entre les 10e et 20rangs), mais il ne trouvait pas les «sensations» rassurantes dont il avait l'habitude, cette forme de plaisir à pouvoir se pousser dans la souffrance.

La graine était semée. Sa 26e place à Davos, avant Noël, l'a enfoncée un peu plus. La recherche de ces «feelings» perdus a fini par obséder le double champion mondial, même à l'entraînement.

«Je trouvais toujours une façon de tourner les choses négativement. À un moment donné, je faisais juste penser à ça: je me sens-tu bien? Ça m'irritait. Des irritants que je me suis moi-même créés, si on veut. Ce n'est pas la meilleure façon de retrouver les bonnes sensations. J'avais besoin de me changer les idées.»

En dehors des pistes, il n'avait plus ses partenaires habituels, en particulier Devon Kershaw, son alter ego depuis ses débuts dans l'équipe canadienne, qui a pris sa retraite après la dernière saison.

«J'ai déjà eu de petits creux, mais ça durait une semaine ou deux. On était tellement tissés serré, tous les gars. Devon, surtout, c'est un de mes meilleurs amis. Quand tu es avec un super bon chum comme ça dans ta chambre, c'est plus facile de te changer les idées et de parler d'autres choses. [...] Je m'entends bien avec mes nouveaux coéquipiers, mais ce ne sont pas mes meilleurs amis comme avant.»

En rentrant de la sorte au Québec, Harvey ne bouleverse pas tous ses plans pour autant. L'entraînement normal se poursuivra au Mont-Sainte-Anne plutôt qu'à Seefeld, en Autriche, lieu des prochains Mondiaux (20 février-3 mars), où le Québécois tentera de reconquérir l'or au 50 km. Il ratera une seule Coupe du monde de plus que prévu, celle d'Otepaa, en Estonie, la semaine prochaine.

«Sacrifier Otepaa, c'est sûr que ce n'est pas idéal, mais le classement général de la Coupe du monde, j'ai déjà fait une croix là-dessus. Dans cette perspective, il faut que je me concentre pour être à mon mieux aux Championnats du monde et aux finales à Québec.»

Audace

Harvey reprendra la compétition les 26 et 27 janvier à Ulricehamn, en Suède, où il avait gagné avant son titre mondial en 2017. Un camp en altitude suivra à Livigno.

Inquiet, «un peu, c'est sûr», mais il se dit «fier» d'avoir eu l'audace de mettre de côté une recette éprouvée pour en adopter une autre en cours de route. «Je suis inquiet, mais d'un autre côté, j'ai confiance qu'on a mis en place le meilleur plan possible [dans les circonstances]. En ce moment, c'est difficile de voir comment je vais revenir pour me battre et gagner, mais je pense que ça passer en ayant du fun ici.»

Cette semaine, Harvey cuisinera avec sa fiancée. Dimanche, il jouera une partie de hockey avec ses amis sur un étang près de chez lui. Ensuite, ils regarderont le football. Meilleure façon, comme il le dit, pour se sentir «léger, autant dans les jambes que dans la tête».

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Un coach rassurant

Louis Bouchard est arrivé mardi à Seefeld pour diriger un stage de l'équipe canadienne. L'entraîneur-chef ne retrouvera pas son principal protégé, de retour à la maison «pour remettre le compteur à zéro». Après toutes ces années, il comprend le blues du quintuple médaillé mondial, surtout quand les résultats ne sont pas là. «Il met tellement d'efforts et de sacrifices, a relevé Bouchard avant son départ lundi. Je sais le nombre d'heures qu'il passe en ski à roulettes. Je le suis en voiture. Je n'ai pas d'inquiétudes. Les résultats vont se placer. En ce moment, il se tient dans le point de bascule. Il est 12e, 13e, 14e. À un moment donné, oups, ça va passer par-dessus. Il va se diriger vers le top 10 et le top 5 éventuellement. Ça a souvent été comme ça. C'est une bonne stratégie de retourner à la maison pour se ressourcer un peu.»

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«Rien de tragique»

Nouveau conseiller à la haute performance de Ski de fond Canada, Pierre-Nicolas Lemyre doit gérer une première situation délicate. Depuis Oslo, où il dirige le département de coaching et de psychologie sportive à l'École norvégienne des sciences du sport, voici son point de vue sur la décision de son fondeur vedette de rentrer chez lui dans l'espoir de se relancer.

Q: Depuis 2010, Alex Harvey n'est jamais rentré chez lui en cours de saison dans ce genre de contexte. Comment analysez-vous la situation?

R: On en a discuté. C'est la décision d'Alex de revenir au Québec. Ça fait un bout de temps qu'il cherchait des sensations en course qu'il ne trouvait pas exactement. En tout cas, sa forme n'est pas là où il s'y attend. C'est quand même un athlète avec beaucoup d'expérience maintenant. Il faut lui faire confiance. Il est en contrôle de sa préparation et des attentes qu'on peut avoir basées sur cette préparation. Je pense que la préparation physique qu'il a faite cet été et cet automne est de très haut niveau. Ses résultats ne sont pas au niveau de ses attentes. Mais il n'y a rien de tragique. Il fait clairement partie de l'élite mondiale. Dans toutes les courses, il n'est pas loin de la tête. [...]

Q: Qu'est-ce qui l'empêche de remonter sur le podium?

R: Des fois, ce n'est pas évident de mettre le doigt sur la variable qui fait que tu es sur le podium ou un peu en arrière. Si tu regardes les listes de résultats, les gens autour d'Alex sont tous des athlètes bien établis. Mon impression, c'est qu'Alex pense qu'avec ce «reset» à la maison, pour employer son expression, il va être en mesure d'aller chercher l'extra dont il a besoin pour être plus proche du podium.

Q: Comment jugez-vous sa saison jusqu'à maintenant?

R: Il y a beaucoup d'éléments positifs. Il a montré qu'il avait une bonne vitesse dans certaines courses de sprint avant Noël. Ça n'a pas aussi bien fonctionné dans le Tour de ski. En distance, il était comme équivalent à ce qu'il était dans les saisons passées avant Noël. Qu'il soit 12e ou 15e, des fois, c'est juste une question de qui est dans la course et pas parce qu'il est moins fort.

Q: Il a quand même déjà été plus fort au Tour de ski, qu'il a fini 3e l'an dernier...

R: Au tour de ski, le format est assez particulier. Tu vas chercher des bonus dans les courses de sprint. Le fait qu'il n'a pas été en chercher lui a compliqué la vie pour accéder au podium. À Oberstdorf, il y avait tellement de neige [au départ groupé] qu'il n'était possible pour personne de se détacher du groupe. Ils ont fini presque 30 gars ensemble. À cause des conditions changeantes, c'est un peu difficile de comparer d'une année à l'autre.

Q: Vous a-t-il consulté avant de décider de plier bagage?

R: Il m'a dit ce qu'il pensait, je lui ai dit ce que je pensais. À ce niveau-là, c'est à l'athlète de décider. On est une équipe avec différentes compétences. On est plusieurs à le conseiller avec des avis professionnels. Au bout du compte, c'est à l'athlète de décider ce qu'il veut faire avec cette information-là. [L'entraîneur-chef] Louis [Bouchard] donne beaucoup de soutien à Alex pour l'aider à prendre les décisions optimales. C'est un processus normal. L'important est de dire honnêtement ce qu'on pense. Quand la décision est prise, tout le monde la soutient.

Q: Étiez-vous d'accord avec sa décision de rentrer à Québec?

R: Difficile pour moi de répondre. Ce qui est important pour moi en discutant avec Alex, c'est d'avoir son point de vue et de lui offrir toutes les alternatives et l'aide dont il a besoin en étant à Québec ou en restant en Coupe du monde. Il y a des éléments super positifs par rapport à Alex. Il a notamment eu de très bons skis à date cette année. Les gars ont fait un excellent travail dans la préparation de l'équipement. Alex a eu l'occasion de s'exprimer vis-à-vis les autres athlètes de pointe chaque fois qu'il a commencé une course. Des choses ont changé aussi. Plusieurs athlètes ont pris leur retraite après les Jeux olympiques. Ça change la réalité dans laquelle Alex voyage, se prépare et performe. C'est une réalité de la vie et tu dois composer avec ça comme membre de l'équipe, autant comme athlète, entraîneur ou membre du personnel.

Q: Ça a donc eu un impact dans les performances d'Alex?

R: Dur de savoir si ça a eu un impact positif ou négatif. Devon [Kershaw] et Alex étaient très proches. Ce sont de meilleurs amis. C'est sûr que ça peut être différent de voyager avec d'autres amis, mais que tu connais un peu moins. Ces athlètes n'ont pas, non plus, un niveau de performance proche de celui d'Alex. Leurs objectifs sont un peu différents. Ils n'en sont pas au même point dans leur carrière. Mais ce n'est pas nécessairement négatif. Beaucoup d'athlètes, comme Dario Cologna et Justyna Kowalczyk, ont été les meilleurs de leur pays pendant des années et ont dominé au niveau international avec une équipe moins aguerrie derrière eux. Cela dit, on est très conscients qu'il faut donner à Alex tout le soutien dont il a besoin. [...] [Le technicien] Lee Churchill et Alex s'entendent vraiment bien aussi. Alex évolue dans un milieu positif. Il y a de nouvelles personnes autour de lui. J'en suis une. Louis a un nouveau rôle d'entraîneur-chef. Ce sont de petits ajustements dans un contexte première année d'un cycle olympique. On s'adapte. On essaie des choses basées sur nos expériences. En général, on a une très bonne structure pour une première année.

[Lemyre relance] Au départ, vous mentionniez que c'était peut-être atypique de la part d'Alex de revenir à la maison et de faire un «reset». Ça peut être juste une période un peu plus prolongée en milieu de saison pour faire les ajustements dont tu as besoin pour avoir une bonne deuxième moitié. En Europe, c'est fréquent. Therese Johaug et Charlotte Kalla n'étaient pas au Tour de ski. Plusieurs athlètes prennent des pauses pendant la saison pour se concentrer sur leur entraînement. C'est presque Alex qui est l'exception à la règle en Coupe du monde. C'est exigeant de courir tous les week-ends, de faire toute la saison en Europe sans avoir de période prolongée d'entraînement. [...] Il n'y a rien de surprenant dans cette décision autre que c'est un changement de son plan A, disons, vers un plan B très raisonnable et logique par rapport aux objectifs qu'il a pour le reste de la saison. Je pense que c'est une bonne idée. Et Alex est chanceux, il habite un paradis du ski de fond. Ce n'est pas comme s'il s'entraînait sur le mont Royal. Il est raisonnable de s'attendre que quiconque irait passer deux semaines et demie au mont Sainte-Anne en tirerait profit...

Q: Je me doute de votre réponse, mais Alex Harvey va-t-il rebondir?

R: J'ai grande confiance en Alex et en ses moyens. Je pense qu'il faut avoir de l'humilité par rapport à faire des podiums ou gagner une médaille d'or aux Championnats du monde. Ce sont des performances exceptionnelles. Quand tu te présentes sur la ligne de départ d'un 50 km en départ de groupe, 20 gars peuvent gagner. Ils travaillent aussi fort et sont aussi bien préparés que nous. Je nous souhaite vraiment de revivre ce moment, mais ce n'est pas comme si on pouvait prendre le départ et aller cueillir la médaille.