Pour son tout premier passage en Amérique du Nord, Biniam Girmay n’a pas été dépaysé par le parcours que lui a proposé le Grand Prix cycliste de Québec, où il a terminé troisième vendredi.

Des courses en circuit, c’est ce qu’il a toujours connu pendant sa jeunesse en Érythrée. Durant son enfance, son père l’amenait voir les critériums qui se déroulaient à un kilomètre de la résidence familiale d’Asmara, la capitale.

S’il préférait jouer au soccer, il était fan de cyclisme comme tous ses amis et compatriotes, héritage des colonisateurs italiens entre 1885 et 1941.

À 11 ans, il a suivi les traces de son grand frère et a commencé la compétition sur deux roues. Sa première monture ?

« Un Trek, un vélo américain », a souri Girmay devant un cappuccino glacé, samedi soir, à son hôtel du centre-ville de Montréal.

PHOTO MAXIME SEGERS, FOURNIE PAR INTERMARCHÉ-WANTY-GOBERT

Biniam Girmay signe des autographes.

À l’extérieur, devant le garage, des partisans, jeunes comme moins jeunes, attendaient les coureurs pour des bidons, des photos et des autographes. Girmay s’est fait un plaisir de répondre aux demandes, un peu surpris de l’engouement pour le cyclisme de ce côté-ci de l’Atlantique.

Tu arrives et ils crient ton nom. Il y a beaucoup de soutien ici, même pour ma nation. Je suis très heureux de rouler sur un vélo, c’est pourquoi j’aime mon métier. Tu rencontres des gens et tu te fais des amis. C’est spécial.

Biniam Girmay

Le représentant d’Intermarché-Wanty-Gobert, formation belge qui en est également à sa première présence en Amérique, garde les yeux bien ouverts durant son premier séjour au Canada.

« J’ai visité plusieurs pays, en Afrique et en Europe. Mais je ne suis jamais venu dans les Amériques, à part pour les Jeux olympiques de la jeunesse en Argentine en 2018. Ce n’est pas qu’à propos de la course. C’est aussi pour constater les différences. Je pensais que ça ne parlait qu’anglais au Canada. Je vois que vous parlez aussi le français. C’est fantastique de voir les différences qu’il peut y avoir sur un continent. »

Un peu surpris par l’inclinaison du parcours de Québec en le découvrant à l’entraînement, ce compétiteur de nature s’y est finalement senti parfaitement à son aise durant l’épreuve, où ses coéquipiers l’ont constamment gardé aux avant-postes.

Dans le sprint pour la deuxième place derrière Benoît Cosnefroy, seul l’Australien Michael Matthews, double tenant du titre, l’a battu. Girmay a devancé nul autre que Wout van Aert, le grand favori.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, LA PRESSE CANADIENNE

Benoît Cosnefroy (au centre) a remporté la course à Québec vendredi, devant Michael Matthews (à gauche) et Biniam Girmay.

« J’ai grandi en ne faisant que des courses en circuit. Avec des montées de 500 ou 600 mètres, exactement comme à Québec. Le circuit ne sera donc pas un problème [dimanche à Montréal], mais la côte est assez dure. C’est davantage une épreuve d’usure avec plus de 4500 mètres de dénivelé positif. C’est une bonne préparation pour les Mondiaux, mais je veux aussi bien faire à cette course. »

« Si tu regardes la liste de départ, il y a des grimpeurs assez spéciaux. Espérons que ça ne partira pas trop vite, que j’aurai de bonnes jambes et que je pourrai essayer de monter de nouveau sur le podium. »

Mentalité de coureur

À 17 ans, Girmay a quitté son pays pour s’installer au Centre mondial du cyclisme, à Aigle, en Suisse. Il s’y est développé pendant deux ans sous la tutelle du Canadien Richard Wooles, « un gars fantastique » aujourd’hui entraîneur de l’équipe nationale sur piste.

Jean-Jacques Henry, son autre coach français, avait raconté à La Presse comment le jeune homme apprenait vite et s’illustrait en course grâce à un instinct singulier.

J’ai une mentalité de coureur. Quand je prends le départ, je ne veux pas perdre. Je travaille fort pour ça, mais je garde mon calme et je ne ressens pas le stress. J’adore la bataille pour le positionnement, chasser pour revenir devant. Je me sens pratiquement en liberté quand je suis en course.

Biniam Girmay

Embauché par Intermarché l’an dernier, Girmay n’a pas tardé à les récompenser, multipliant les bons résultats dans des épreuves de second niveau. Il a confirmé son énorme talent en gagnant la médaille d’argent chez les U23 aux Championnats du monde en Belgique.

Mais le puncheur de seulement 22 ans s’est véritablement révélé cette année en remportant Gand-Wevelgem, une classique du WorldTour, et une étape du Giro, deux premières pour un ressortissant noir d’Afrique subsaharienne

En Italie, il a davantage fait parler de lui pour s’être envoyé dans l’œil le bouchon de liège de la bouteille géante de prosecco qu’il ouvrait sur le podium. Conduit à l’hôpital, il a dû abandonner la course. Il se dit pleinement rétabli, mais la blessure l’a quand même tenu éloigné du vélo pendant un mois.

PHOTO LUCA BETTINI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Biniam Girmay, alors qu’il remportait une épreuve du Giro

Après chacune de ces victoires historiques, il a été accueilli comme un héros à son retour à Asmara.

« Ils sont vraiment fous de vélo ! Ils pouvaient être 1000 agglutinés autour d’une télé pour suivre mes courses. Quand j’ai gagné en Italie, certains pleuraient presque. Si je l’emporte, ils sont encore plus heureux que moi. C’est très spécial. »

Suivre sa trace

Il a l’habitude d’être souvent le seul coureur noir dans le peloton professionnel, une situation avec laquelle il a appris à composer à partir de ses débuts chez les juniors.

« Pour moi, ça ne fait pas de différence. Je n’ai jamais eu de problèmes avec un coureur et j’en suis très heureux. Je vois bien que je suis le seul Noir dans le car ou à la présentation des équipes ici. Ça ne me dérange pas, même que c’est quelque chose de spécial. »

Girmay espère inspirer d’autres Africains à suivre ses traces.

Il n’y avait pas beaucoup de coureurs noirs au niveau WorldTour, en particulier dans les classiques. Maintenant, on est ici, on a gagné une classique, une étape d’un grand tour. C’est donc un grand pas pour l’Afrique, absolument. Je suis certain que ça va inspirer plus de cyclistes noirs à atteindre le WorldTour.

Biniam Girmay

Son rêve ? Remporter plus de classiques, comme Milan-San Remo, où il a fini 12e à son premier essai ce printemps, et le Tour des Flandres. « J’aime bien aussi Paris-Roubaix que j’ai fait chez les espoirs. »

Partageant son temps entre Saint-Marin et la Belgique pendant la saison, l’éloignement est ce qu’il trouve le plus difficile, surtout depuis qu’il est devenu père d’une petite fille en avril 2021.

« Mon équipe m’aide beaucoup en aménageant mon programme pour que je puisse rentrer à la maison. On fait une très bonne planification. L’Érythrée est également dans le même fuseau horaire que l’Europe, ce qui me facilite la vie. »

L’entrevue a duré près d’une demi-heure. Girmay n’a pratiquement pas touché à son cappuccino, souriant de la première à la dernière minute.