Biniam Girmay était déjà très fringant vendredi au Grand Prix E3, répondant le premier à presque toutes les attaques. L’Érythréen a fini cinquième, à une minute et demie de Wout Van Aert et Christophe Laporte, le duo de choc de Jumbo-Visma.

À son retour dans l’autocar, son directeur d’Intermarché-Wanty-Gobert lui a dit qu’il devait changer ses plans. Plutôt que de s’aligner comme prévu à la Roue Tourangelle, une course de deuxième niveau en France, il resterait en Belgique pour prendre part à Gand-Wevelgem, grande classique du WorldTour.

Encore néophyte sur ces routes ponctuées de monts et pavés, qu’il n’avait jamais reconnues, Girmay a fait la barbe à tous les meilleurs spécialistes de la planète, surprenant ses trois compagnons d’échappée avec un sprint irrésistible.

Après sa victoire, sa première à ce niveau, le jeune homme s’est assis sur le bitume et adossé à la clôture, comme pour mieux absorber l’exploit qu’il venait de réaliser.

Premier Africain sur le podium de Gand-Wevelgem, courue depuis 1934, il est également le premier cycliste de son continent à enlever une classique du WorldTour. Tout ça à 21 ans.

« C’est incroyable, fantastique, je ne pouvais m’attendre à ça ! », a réagi Girmay, large sourire, quelques minutes plus tard.

Ça change beaucoup de choses pour moi. L’avenir est radieux, en particulier pour tous les coureurs africains.

Biniam Girmay

Pour comprendre l’émergence de Girmay, il faut remonter le fil de l’histoire, la grande et la petite. Petit pays de 4 millions d’habitants situé dans la Corne de l’Afrique, l’Érythrée est folle de cyclisme, un héritage des colonisateurs italiens.

L’entraîneur québécois Pierre Hutsebaut a été frappé par « l’engouement extraordinaire » des Érythréens pour le vélo lors d’une visite en novembre 2005. Conseiller continental pour l’Union cycliste internationale, il s’est rendu à Asmara, la capitale, pour donner un séminaire.

« J’étais surpris du niveau des athlètes et de la passion des anciens qui s’occupaient des coureurs, a-t-il raconté lundi. Ils parlaient italien entre eux. Ils avaient la culture du cyclisme. »

Situé au cœur d’un plateau montagneux à 2325 mètres d’altitude, Asmara est un terrain de jeu idéal pour développer les capacités cardiovasculaires des cyclistes.

Dans les courses auxquelles il a assisté, Hutsebaut a vu des participants qui « savaient très bien rouler », qui étaient bien positionnés sur leur monture et qui pouvaient maintenir des vitesses de 45 km/h. Malgré la pauvreté et un produit intérieur brut d’à peine 500 $ par habitant à l’époque, ils roulaient sur des vélos de bonne qualité, gracieuseté de la diaspora.

À son retour après deux semaines là-bas, il avait une recommandation pour ses patrons : « Il y a du talent extraordinaire en Érythrée, il faut les inviter au Centre mondial du cyclisme. »

Fondé en 2002 à Aigle, en Suisse, le Centre mondial du cyclisme (CMC) accueille et forme des stagiaires de pays émergents. Daniel Teklehaimanot a été le premier Érythréen recommandé par Hutsebaut. Quelques années après son passage au CCM, Teklehaimanot a intégré une équipe du WorldTour. En 2015, avec son compatriote Merhawi Kudus, ils sont devenus les premiers Noirs africains à prendre part au Tour de France. Teklehaimanot a porté le maillot à pois de meilleur grimpeur pendant quatre jours.

« Honnêtement, je peux dire que j’ai été celui qui a éveillé l’UCI au potentiel de l’Érythrée », s’est félicité Hutsebaut.

« Le seul qui a battu Evenepoel »

En 2018, dix ans après le passage de Teklehaimanot, Biniam Girmay est débarqué au CCM. À 18 ans, il avait enlevé trois titres de champion d’Afrique junior. L’un de ses deux entraîneurs à l’époque, Jean-Jacques Henry, se souvient d’un « pur-sang » à qui on n’avait pas à répéter deux fois le même conseil.

« Il a des qualités physiques assez exceptionnelles, mais pas forcément dans des tests qu’on peut faire en laboratoire, a précisé le coach français depuis Aigle. Mais quand on le voit en compétition, c’est un battant. Il a une explosivité assez incroyable. En plus, c’est un coureur léger. À 1,80 m et 66 kg [aujourd’hui 70], il a un rapport poids/puissance intéressant. »

Déjà adroit techniquement, le natif d’Asmara avait une forme d’insouciance qui le servait bien en compétition.

« C’est un coureur qui ne se pose pas de questions », a indiqué Henry, coordinateur de Projet Détection et Éducation au CMC.

« Il n’est jamais stressé, il est intelligent en course. Il a une capacité d’analyse un peu hors norme. Il apprend vite. Dans le cyclisme de haut niveau, l’aspect cognitif est important. On trouve beaucoup de coureurs forts physiquement, mais cognitivement, ça ne suit pas. Lui, de ce côté, il n’y a pas de problèmes. »

Henry n’a donc pas été renversé de le voir s’imposer à Gand-Wevelgem : « Chez les juniors, il a battu Remco Evenepoel, qui était le phénomène du cyclisme mondial. C’est le seul qui l’a battu. Il nous avait déjà habitués à réaliser ce type de performance. En fait, il continue. »

Après un premier contrat professionnel avec la formation française Delko, Girmay est passé l’an dernier à l’équipe WorldTour belge Intermarché-Wanty-Gobert. Gagnant d’une petite course en Espagne en janvier, il avait déjà annoncé la couleur en prenant le 12e rang à Milan-San Remo, il y a 10 jours.

« Il ne tombe pas du ciel »

Hugo Houle, qui a disputé les deux classiques belges et Paris-Nice à ses côtés, applaudit ce vent de fraîcheur.

« Je suis assurément content de voir un gars comme lui gagner plutôt que Wout Van Aert, qui gagne tous les week-ends ! a commenté le membre d’Israel-Premier Tech. Des histoires comme ça, c’est un peu ce qui fait la beauté de notre sport et du sport en général. »

Le Québécois de 31 ans a découvert l’Érythréen l’automne dernier aux Championnats du monde de Louvain, où il a remporté l’argent de l’épreuve sur route U23. « Il ne tombe pas du ciel non plus. Depuis le début de la saison, il est là, il est présent. Là, il a vraiment brillé à son plein potentiel. »

Gagner Gand-Wevelgem, c’est quand même une sacrée course. Surtout à son âge. Ça témoigne de sa force et de sa qualité de coureur.

Hugo Houle

Pays fermé et isolé, l’Érythrée est réputée comme l’une des dictatures les plus brutales du monde. Reporters sans frontières classe le pays au 180e et dernier rang pour la liberté de la presse, derrière la Corée du Nord. L’obtention de visas d’entrée et de sortie est très complexe.

À ses trois saisons précédentes chez Astana, Houle a pu mieux mesurer la réalité des coureurs érythréens en côtoyant Merhawi Kudus, lui aussi ancien pensionnaire du CMC. Il a partagé une chambre avec le grimpeur lors d’un stage d’entraînement.

« Ils ne vivent pas dans le même monde que nous, en Érythrée. Quand tu leur parles, ils t’expliquent qu’il n’y a pas vraiment de système bancaire chez eux, qu’ils préfèrent donc garder leur argent en euros. Ils partent de loin. Ils ont souvent de la difficulté avec les visas. Leurs blondes ne peuvent pas nécessairement venir les voir. Ils ont leurs propres défis. D’après moi, derrière la victoire de Girmay, il y a beaucoup de travail et de persévérance. C’est tout à son honneur. »

En conférence de presse lundi, Girmay a réitéré qu’il ne participerait pas au Tour des Flandres, où il aurait figuré parmi les principaux favoris dimanche, au lendemain de son 22e anniversaire. Absent de son pays depuis le 3 janvier – il réside à Saint-Marin –, il avait très hâte de retrouver sa femme et sa fille.

« La famille passe en premier, même avant le vélo, a-t-il dit aux journalistes sur place. Je dois donc m’occuper d’eux. Ma femme a pris soin du bébé et de tout le reste. Je suis en bonne forme, mais je continue de suivre mon plan. »

À Asmara, des dizaines de cyclistes amateurs pourront l’accompagner à l’entraînement en vue de son prochain objectif, le Tour d’Italie (du 6 au 29 mai), où Jean-Jacques Henry le verrait bien gagner une étape.