Jean-Philippe Thibodeau pensait abandonner. Il courait presque sans arrêt depuis plus de 7 heures. Devant lui, encore 65 kilomètres à parcourir. Le coureur d’Ultra-Trail était bien loin de se douter à ce moment qu’il finirait… sur la première marche du podium, conjointement avec deux autres compétiteurs chevronnés.

La donne a changé lorsque Jacob lui a tapé dans la main.

Jacob, c’est le neveu de Thibodeau, le fils de son frère. La famille et les amis du coureur étaient venus l’encourager au 60e des 125 km du parcours de l’Ultra-Trail Harricana du Canada (UTHC), la plus importante course de sentier au pays. Cette 12édition a eu lieu le week-end du 8 au 10 septembre dernier.

Le trio victorieux – composé aussi des légendes du trail Cédric Chavet et Antoine Guillon (nous y reviendrons) –, a franchi le fil d’arrivée à 4 h 30 du matin, après 15 heures 30 minutes de course en sentier. L’athlète originaire de Baie-Saint-Paul estime ne s’être arrêté que 17 minutes pendant cette période. Et vous, votre fin de semaine ?

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE DU SITE WEB DE L’UTHC

Le parcours de l’Utra-Trail Harricana du Canada, avec son dénivelé positif de 4200 m, s’étend sur une distance de 125 kilomètres dans Charlevoix.

« Quand je suis arrivé au kilomètre 60, toute ma famille était là, avec mes amis », explique Thibodeau lors d’un entretien téléphonique avec La Presse, quelques jours après sa victoire.

Le p’tit gars était là pour me taper dans la main et me voir courir. J’ai dit « ah, shit ». Je ne peux pas abandonner. Tu veux montrer un bon exemple.

Jean-Philippe Thibodeau

Il faisait chaud et humide dans l’arrière-pays de Charlevoix, cette journée-là. Ses sensations n’étaient pas très bonnes.

« C’est drôle comment est fait le corps humain, dit-il. Sur les 40-45 premiers kilos, je me sentais comme une poubelle. Ça n’allait pas super bien. »

Dans un évènement du genre, « quand tu ouvres la porte à te dire que tu pourrais abandonner, elle reste grande ouverte », souligne le coureur.

PHOTO IAN ROBERGE, FOURNIE PAR TRIADE MARKETING

Les coureurs au départ

« Tu te dis : “Bon, écoute, j’aurai fini à 21 h, je vais faire une bonne nuit de sommeil, je vais avoir une belle fin de semaine” », ajoute-t-il en rigolant.

Mais sur les 10 derniers kilomètres avant les encouragements de son entourage, Jean-Philippe Thibodeau s’est senti « plus léger ». La tape dans la main de Jacob a scellé son sort. Il a rempli sa veste d’hydratation, « ramassé de la bouffe », et est reparti.

La suite du récit tient d’un scénario de film hollywoodien au dénouement enchanteur.

« Survivre la nuit »

Au kilomètre 70, le coureur entre dans la section la plus dure du parcours. « Il y avait un ravito là [point de ravitaillement], et le monde m’encourageait fort. Je me disais : “wow, ils sont motivés, eux autres !” »

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Jean-Philippe Thibodeau

Ce que Thibodeau ne savait pas à ce moment, c’était qu’il était bon premier. Les deux Français, Chavet et Guillon, venaient de prendre un mauvais tournant. « Ils se sont rallongés de 700 mètres », explique-t-il.

Ils l’ont rattrapé assez rapidement, cependant.

« Non, OK, c’est impossible que je fasse la nuit tout seul. Je m’accroche aux gars, je ne les laisse pas partir. Je survis le plus longtemps possible. Dès qu’ils m’ont dépassé, je me suis accroché. »

Chavet et Guillon, âgés respectivement de 48 et 53 ans, font partie de l’élite mondiale de la discipline. Ils se mettent à tester les limites du Québécois un peu. Mais Thibodeau tient le coup. Ils commencent à s’intéresser au prétendant de 31 ans, ils lui posent des questions. Peut-être pour savoir quelles sont ses intentions en vue du sprint final.

Il leur explique qu’il ne veut que « survivre la nuit » pour « ne pas courir tout seul ». « Ils ont dit : “Pas de trouble, on t’amène !” »

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Cédric Chavet

La dynamique de la course change un peu. Ils se mettent à lui prodiguer des conseils. « Ça a vraiment été une belle école, cette nuit-là », se souvient le coureur, qui a aussi couru en Thaïlande et en Autriche cette année, notamment.

Jean-Philippe Thibodeau n’avait participé qu’une seule fois au 125 km de l’UTHC auparavant : il avait obtenu une cinquième position en 2019. S’il avait surtout un sentiment de « revanche » envers le sentier (« j’avais envie de vaincre l’épreuve, et non de me faire battre par celle-ci »), le compétiteur en lui se met à songer aux derniers kilomètres.

Le Harricana permet maintenant aux athlètes d’être suivis d’un coureur accompagnateur dans différentes sections du parcours. Il est là pour soutenir moralement le participant, et assurer sa sécurité dans des zones où le réseau cellulaire ne se rend pas.

L’accompagnatrice de Jean-Philippe, c’est sa conjointe, Anne-Marie. Elle le rejoint au kilomètre 108. Ils décident de « tester » les deux légendes en quittant le point de ravitaillement plus rapidement, « pour voir s’ils sont vraiment en forme ».

La réponse est venue rapidement. « Les gars se sont accrochés vraiment facilement. » À leur tour, ils ont « poussé », sans pour autant larguer le Québécois.

On voyait qu’on n’allait pas s’avoir à l’usure. Dans ma tête, je me disais que ça allait finir au sprint. Mais, tu sais, je n’avais pas le droit de sprinter. Les gars se sont occupés de moi toute la nuit.

Jean-Philippe Thibodeau

« Je dis à Anne-Marie : “Écoute, les gars ont été hot avec moi, je termine troisième et c’est correct de même.” »

Puis, à 5 kilomètres de l’arrivée, Cédric Chavet et Antoine Guillon lui font une offre inespérée.

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Antoine Guillon

« Dans ma tête, je finissais troisième ! »

Le thème de l’édition 2023 de l’Harricana, c’était l’harmonie. Et c’est sous ce principe que la fin de la course s’est jouée.

Chavet et Guillon expliquent à Thibodeau que l’UTHC est pour eux une épreuve d’entraînement en vue de la Diagonale des fous, une des plus importantes courses au monde, au parcours long de 165 km sur l’île de La Réunion.

Ils lui disent : « Ça ne nous tente pas de nous blesser, de sprinter, alors qu’en penses-tu si on finit ça ensemble ? Le titre de l’évènement est l’harmonie, alors ça va être un bon finish à trois Franco-Québécois ! »

Thibodeau jubile. « Dans ma tête, je finissais troisième ! »

« Moi, les gars, j’embarque ! », leur répond-il. « Anyway, ils étaient plus forts que moi. […] Je n’aurais pas gagné cette journée-là. »

L’image est forte. Ils arrivent, après 15 h 30 de course dont 6 parcourues ensemble, main dans la main, lumière frontale allumée, et franchissent le fil d’arrivée les trois en même temps. C’était la première fois dans l’histoire de l’évènement que cela se produisait.

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Cédric Chavet, Antoine Guillon et Jean-Philippe Thibodeau sur la première marche du podium avec la gagnante chez les femmes Geneviève Asselin-Demers

« Moi, j’étais vraiment fatigué, raconte Thibodeau à propos de son émotion au terme de la course. […] Mais les deux gars, on dirait qu’ils n’avaient pas couru. Ils étaient frais, ils étaient contents. Tout le long de la course, ils disaient : “Wow, les parcours ici, c’est malade !” »

Jean-Philippe Thibodeau, chauffeur du Réseau de transport de la capitale (RTC) à temps plein et coureur de l’extrême à temps partiel, était champion. Chez lui, dans Charlevoix.

« C’était vraiment une journée parfaite. »

Pommes de terre et boules de riz

Ça mange quoi, un coureur d’Ultra-Trail, pendant une course de plus de 15 heures ?

« Il faut faire attention à ce que tu manges dans les ravitos, indique Jean-Philippe Thibodeau. Parce qu’il y a plein d’affaires, et ce ne sont pas toutes des choses recommandées. »

Au Harricana, il s’est nourri de boules de riz et de pommes de terre, des aliments « pleins de glucides ». « Tu t’en ramasses deux ou trois, tu reprends tes bouteilles, et tu repars. »

Il y a des pancartes à 200 mètres avant le point de ravitaillement, ce qui donne le temps aux coureurs de sortir leurs bouteilles pour les donner aux bénévoles. « Ils les remplissent pendant que toi, tu manges ce que tu veux. »

Le Harricana, c’est quoi ?

Avec un dénivelé positif de 4220 m, le 125 km du Harricana est l’épreuve-phare de l’Utra-Trail au Canada. Les concurrents suivent un parcours au travers de montagnes, de lacs, de rivières et les forêts de la région touristique de Charlevoix

Lors de l’édition 2023, 330 participants ont pris le départ de la plus longue des 13 distances du circuit. Ils avaient un maximum de 29 heures pour rallier le fil d’arrivée. Chez les femmes, Geneviève Asselin-Demers a remporté la course en 17 heures 20 minutes. Au total, 3500 athlètes se sont inscrits à l’évènement.

La tenue de l’UTHC 2023 a eu lieu en l’honneur de son cofondateur Sébastien Boivin, qui s’est éteint en août 2022. Il était atteint de la sclérose en plaques. L’évènement a pour objet, depuis sa fondation, de recueillir des fonds pour faire avancer les recherches sur la maladie et sensibiliser les gens à la cause. Il promeut aussi le plein air et les saines habitudes de vie.