Je me souviens de cet immense moment de bonheur, un samedi soir de décembre 1992, à Toronto. Je me souviens de ce mélange de sourires à fendre le visage, d’éclats de rire enthousiastes, de larmes de joie discrètement essuyées du revers de la main… Je me souviens aussi de ce fort sentiment de soulagement : oui, Québec avait réussi.

Quelques instants plus tôt, l’Association olympique canadienne (AOC) avait annoncé la sélection de la ville de Québec comme candidate du pays à l’obtention des Jeux olympiques d’hiver de 2002. Pour la petite équipe ayant mené à bout de bras ce projet, la satisfaction était énorme. Devancer Calgary, dont l’expertise olympique ne faisait aucun doute, représentait un exploit.

Ce week-end-là, personne n’avait travaillé plus fort que les gens de Québec. Leur présentation aux membres de l’AOC avait été convaincante, avec juste la bonne dose d’émotion. L’entraînante chanson thème de Québec 2002, une réussite compte tenu du caractère périlleux de ce genre musical, reflétait bien la magie de la capitale nationale.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La ville de Québec avait été choisie comme candidate du Canada à l’obtention des Jeux olympiques d’hiver de 2002. Un rêve qui ne s’est jamais concrétisé…

Dans les heures qui ont suivi, les Québécois se sont mis à rêver : les Olympiques auraient peut-être lieu chez eux ! Mais pour concrétiser cette belle ambition, un point de passage redoutable se profilait à l’horizon : remporter le vote de juin 1995, lorsque le Comité international olympique (CIO) ferait son choix à Budapest. Tous les observateurs savaient que l’adversaire à battre serait Salt Lake City, légèrement devancé par Nagano (Japon) dans la course aux Jeux d’hiver de 1998.

Ce que les gens de Québec 2002 ignoraient alors, c’est que le rival américain n’entendait pas perdre le vote une deuxième fois d’affilée. Il s’apprêtait à sortir les bras… et à frapper à répétition en dessous de la ceinture.

La tricherie serait éventuellement dévoilée, mais trop tard pour Québec, victime d’une terrible opération de corruption.

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À Salt Lake City, personne ne s’est plaint publiquement quand Nagano, en juin 1991, a été choisi ville hôte des Jeux d’hiver de 1998 lors d’un congrès du CIO en Angleterre. Les promoteurs ont plutôt pris des notes. Ils ont compris que pour remporter la mise, mieux valait se montrer généreux envers les membres du CIO.

Nagano avait investi des millions de dollars dans son opération de charme à l’intention des membres du CIO prêts à accepter cette générosité : accueil dans des hôtels de luxe au Japon, repas mémorables, cadeaux coûteux… La splendeur de son salon « hospitalité » dans les jours précédant le vote fait partie de la légende olympique. Peu après sa victoire, le comité de candidature a détruit les documents détaillant ces largesses, selon des informations dévoilées en 1999.

Salt Lake City, « inspiré » par cet exemple, a décidé de faire aussi bien. C’est ainsi que certains membres du CIO ont obtenu de multiples faveurs : bourses d’études aux États-Unis pour leurs enfants, soins médicaux gratuits, occasions d’affaires dans le secteur immobilier, avantages divers…

Quand l’affaire a été ébruitée en 1998, le CIO a mené une enquête et expulsé six membres. Quatre autres ont démissionné. Ils ne méritaient certes pas mieux, mais cette sanction a servi de paravent à un problème beaucoup plus grave : au-delà de ces fautes, l’institution du CIO était en plein dérapage éthique. Et elle n’avait aucune intention de se livrer à un examen de conscience approfondi.

Face à Salt Lake City, Québec n’a donc pas fait le poids. Je me souviens d’une anecdote qui m’a été relatée peu après le vote de Budapest et que j’ai alors racontée dans La Presse. Un jour d’avril 1995, les gens de Québec 2002 reçoivent près d’une dizaine de membres du CIO venus visiter la ville. Il est déjà entendu que ceux-ci poursuivront ensuite leur mission de reconnaissance à Salt Lake City : vol commercial vers Boston, puis transfert vers la grande ville de l’Utah. Mais la veille du départ, les gens de Salt Lake City appellent leurs rivaux de Québec : « Ne leur donnez pas leurs billets, on s’en vient les chercher. »

Le lendemain, deux jets privés les attendent à l’aéroport de Québec pour un trajet en première classe et sans escale vers leur destination. Dans le hangar avant le départ, les gens de Québec ont la surprise d’apercevoir le président du comité de candidature de Salt Lake City qui leur lance avec arrogance : « Leurs valises ont-elles suivi ? »

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Aujourd’hui, les membres du CIO n’ont plus le droit de visiter les villes candidates à l’obtention des Jeux. C’est un pas en avant. Mais les vieilles habitudes se perdent lentement.

Ainsi, le mouvement olympique aurait rêvé qu’Oslo organise les Jeux d’hiver de 2022. Mais le projet s’est transformé en désastre de relations publiques quand les demandes initiales de la royauté olympique ont été connues des citoyens norvégiens : durant les Jeux, des membres du CIO auraient profité d’une voiture avec chauffeur, de services médicaux privés et de chambres dans des hôtels de grand luxe…

Le CIO mise maintenant sur de nouvelles initiatives pour empêcher les excès. Mais la facture des Jeux demeure énorme. Et compte tenu de leur ampleur, peut-on rêver de Jeux relativement modestes ?

Le Comité olympique canadien (COC) souhaite qu’une ville du pays obtienne de nouveau la présentation des Jeux d’été ou d’hiver. Gros défi. Il y a deux ans, les citoyens de Calgary ont refusé par référendum que leur ville soit candidate à ceux de 2026. Le projet était pourtant bien ficelé. Sur le plan sportif, les Jeux sont immensément populaires, mais moins de villes ont le goût de les accueillir, surtout ceux d’hiver.

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Le 16 juin 1995, j’étais sur la place D’Youville, à Québec, lorsque le résultat du vote de Budapest a été retransmis sur écran géant. À l’annonce de la victoire de Salt Lake City, la déception a été immense. Les milliers de personnes présentes sont devenues silencieuses, knockoutées par la nouvelle. Pour la capitale nationale, c’était un terrible coup double. Trois semaines plus tôt, les Nordiques avaient déménagé au Colorado…

Plus tard, on a appris que Québec n’avait obtenu que sept votes, derrière Salt Lake City (54), Östersund et Sion (14 chacun). Tant d’efforts pour un si triste résultat. Oui, il était maintenant très loin, ce magnifique samedi soir de décembre 1992 quand la ville Québec avait été choisie comme candidate canadienne et que tout semblait possible.

Trois ans plus tard, Québec a appris la tricherie dont elle avait été victime. La ville a alors réalisé que si elle avait perdu son combat contre Salt Lake City, elle avait gagné celui de l’éthique. Et que sa candidature, contrairement à celle de sa rivale américaine, avait incarné les véritables valeurs olympiques, oubliées par le CIO lui-même.