Des milliers de travailleurs agricoles étrangers, des Mexicains pour la plupart, passent plus de la moitié de l'année dans les fermes du Québec durant le temps des récoltes, dont quelque 2500 dans la petite municipalité de Saint-Rémi, en Montérégie. Même au salaire minimum, les longues semaines de travail leur permettent d'offrir une meilleure qualité de vie à leurs familles et de sortir de la pauvreté extrême dans laquelle ils baignent depuis leur naissance. Durant près d'un an, nous avons suivi un groupe d'entre eux, au Québec et au Mexique. Voici leur histoire.

Pschitt. Pschitt. Pschitt. Le son de la récolteuse à brocolis déchire le silence matinal avec la constance d'un métronome.

Le soleil n'a pas fini de se lever en ce matin de juillet, mais voilà déjà une heure que les employés des Jardins Vinet suent au champ. En première ligne, il y a la dizaine de Mexicains armés de couteaux, qui arpentent côte à côte les allées pour trancher les brocolis encore trempés. Leur longue combinaison imperméable est déjà couverte de boue. Même si la canicule bat son plein, certains portent une tuque ou un chandail en laine.

Ils suivent lentement la récolteuse, qui ressemble à une manufacture à ciel ouvert.

Le travail se fait d'ailleurs à la chaîne.

Les coupeurs Fernando, Fabien, Miguel, Martin, Enrique, Omar, Daniel, Nelson, Jorgue et Gabriel lancent d'abord les brocolis sur une longue table en aluminium à l'arrière de la récolteuse.

Le patron, Marian, et les employées Francine, Danielle et Socco enfoncent ensuite les brocolis dans les «buncheuses», machines utilisées pour lier les bouquets. Ils sont flanqués de rares étudiants québécois, qui placent à répétition les élastiques dans la «buncheuse».

Enfin, Juan et Éulises empaquètent les boîtes de brocolis, qu'Alex et François disposent sur des palettes dans la longue remorque de la récolteuse.

Un travail pénible, surtout pour les coupeurs de brocolis, constamment accroupis.

Les quarts de travail n'en finissent plus, atteignant souvent plus de 12 heures par jour, avec de rares pauses pour avaler un fruit et des litres d'eau pour endurer le soleil qui plombe de plus en plus fort.

Le midi, les travailleurs grimpent dans le minibus jaune, qui les ramène aux maisons mobiles où ils logent. La plupart réchauffent le souper de la veille. Une douzaine de Mexicains s'entassent dans les deux maisons mobiles voisines sur un terrain en gravier près des serres.

Ils se partagent des chambres exiguës, une cuisinette et une petite salle de bain. Une vieille télévision dans laquelle tournent en boucle des émissions latinos trône dans un coin de la cuisine.

Au bout d'un long terrain gazonné s'élève la maison des propriétaires, Marian Vinet et Manon Therrien, et de leurs trois filles.

Après le repas, le minibus ramène les employés aux champs. La récolteuse se remet aussitôt en marche.

Pschitt. Pschitt. Pschitt.

Ragaillardis par le repas et un magnifique ciel sans nuage, les coupeurs entonnent des chansons de chez eux, que crachent des haut-parleurs perchés sur la récolteuse.

L'humeur est joyeuse.

La jeune Mélissa rougit lorsque les gars lui prêtent à la blague un amour secret pour le beau Martin, alias Negro, dont le teint basané détonne.

Les Mexicains sont d'ailleurs tous affublés d'un surnom. Ainsi Fabien est Sexy, Fernando est El Grande, Enrique est Cocorico, etc.

Le ciel commence à se couvrir. Le vent se met brusquement de la partie et des pluies torrentielles s'abattent. D'énormes grêlons se mettent à tomber. Le tonnerre gronde et des éclairs déchirent le ciel noir. Une semaine plus tôt, la foudre a tué un employé guatémaltèque d'une ferme voisine. Les employés se mettent à courir dans les champs boueux pour grimper en vitesse à bord du minibus. La journée de travail se termine abruptement.

La récolteuse traîne seule au milieu du champ.

De retour devant leur campement, les travailleurs retirent leur combinaison imperméable et entrechoquent leurs bottes pour faire tomber la boue. Le drapeau mexicain traîne en chiffe sur la mince bande gazonnée entre les deux bâtiments. Fabien s'empare d'une échelle et le raccroche au mât.

Dans la cuisine, Enrique fait bouillir des patates et des pilons de poulet dans une vieille casserole, avec une sauce piquante dans laquelle il plonge ses tortillas.

L'homme de 43 ans est employé à la ferme depuis huit ans. Ce père de trois enfants confesse qu'il lutte au quotidien contre l'ennui, l'ennemi juré des travailleurs étrangers. «La première année est très difficile; après, on s'habitue», confie Enrique.

***

Il fait froid ce matin. Et il vente. Les intempéries de la veille ont transformé la route en mer de boue. Au loin, la récolteuse se trouve au milieu du champ, là où on l'a abandonnée la veille.

Les travailleurs s'enfoncent, à travers les plants de brocolis hauts d'environ deux pieds.

Après avoir atteint la récolteuse, le manège reprend.

Pschitt. Pschitt. Pschitt.

Les boîtes de brocolis s'empilent à l'arrière.

Certains Mexicains ont le visage long, l'air perdu dans leurs pensées. «Quand je coupe, je pense presque sans arrêt à ma famille et à ce qu'on va pouvoir s'acheter avec l'argent amassé ici», confiera plus tard Fabien.

À l'extrémité de la récolteuse, le propriétaire Marian est fidèle au poste devant sa «buncheuse», toujours coiffé de son chapeau de cow-boy.

Il parle de la relation de dépendance qu'il entretient avec les Mexicains. «Eux et moi avons besoin de l'un et l'autre pour vivre», résume l'homme aux traits sévères, qui ressemble vaguement à Vladimir Poutine.

Lui et son frère Luc ont dû se tourner vers l'embauche de Mexicains vers la fin des années 90. Seule façon de survivre dans le monde agricole d'aujourd'hui. «Les travailleurs locaux étaient de plus en plus durs à trouver. Ils ne revenaient pas ou prenaient congé le lendemain de la paye», raconte sa conjointe Manon.

Aucun problème de ce côté avec les 17 Mexicains et deux Guatémaltèques des Jardins Vinet, qui ne semblent jamais ronchonner ou se plaindre. Même lors des journées de plantation, lorsqu'ils débutent à 6h pour quitter le champ à... minuit. «Ils sont vraiment acharnés et minutieux. Ils sont heureux d'être là!», croit Manon Therrien.

Quelques travailleurs ont discrètement confié qu'ils vivent ici beaucoup de pression et de stress devant la charge de travail, mais ils reviendront presque tous l'an prochain, leur sacrifice motivé par l'espoir de jours meilleurs pour eux et leur famille.

***

C'est jour de plantation. Il faut réensemencer d'immenses champs rangée par rangée. Malgré l'ampleur de la tâche, les travailleurs gardent le moral. «Il va ensuite falloir compter trois mois avant de couper ici. On repart au Mexique tout de suite après», calcule Juan pour s'encourager.

Ici, le temps se calcule en récoltes. Autre travail, autre machine. Six travailleurs prennent place sur un planteur à brocolis, tiré par un tracteur. Il y a six fauteuils placés à l'horizontale devant lesquels on installe à la chaîne des cabarets de plants. Chaque planteur introduit ensuite les pousses une à une dans six tubes en plastique rotatifs qui descendent jusque dans la terre. Deux employés suivent derrière pour s'assurer que les plants sont bien enfouis.

D'autres employés doivent enlever les mauvaises herbes dans un champ voisin. Chaque travailleur arpente les allées qui s'étendent à perte de vue. Enrique sifflote un air joyeux et Miguel esquisse quelques pas de danse. Il fait un soleil radieux. Les Mexicains ont le coeur à la fête. Et pour cause, Nelson fête ses 33 ans.

«Un baiser, un baiser!», scandent-ils à Nelson et à la jeune Mélissa, qui ne cesse de rougir.

La fête est interrompue par le passage d'un camion. Un des patrons est à bord et réclame les services de Nelson pour aller donner un coup de main dans le maïs. «C'est sa fête, laisse-le au moins conduire le tracteur!», plaide Danielle, la superviseure.

Le soir venu, même si la plantation a pris fin à 19h30, les Mexicains se réunissent dans un garage à côté des maisons mobiles. Quelques sofas y sont installés. On souligne la fête de Nelson plus officiellement. Les travailleurs, lavés et parfumés, ont droit à de la pizza et à quelques bières.

Nelson reçoit deux gâteaux avec des bougies. Tradition oblige, ses camarades lui enfoncent le visage dans le glaçage chocolaté.

Les gars voudraient bien danser, mais les deux seules filles présentes déclinent l'offre.

Après le gâteau, les Mexicains regagnent vite leur lit. Il est déjà 22h30.

Le travail reprendra à six heures tapantes demain.

Pschitt. Pschitt. Pschitt.

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Photo Ninon Pednault, La Presse