Les coupes des vêtements sont impeccables, les matières sont luxueuses, les couleurs neutres et le style épuré. Aucun logo n’est visible, ni sur les chandails ni sur les sacs à main. Bienvenue dans le monde du luxe discret, ou quiet luxury.

Ce terme de quiet luxury n’est pas nouveau, loin de là, mais il réapparaît notamment à cause des personnages de la série américaine Succession, dont l’allure monochrome est très étudiée. Ou encore avec le succès de marques comme The Row, Brunello Cucinelli et Bottega Veneta. Leur particularité : un design minimaliste et intemporel, des matières luxueuses, aucun logo visible et des prix extrêmement élevés.

« Le luxe discret est une des caractéristiques de la bourgeoisie qui estime être dépositaire du bon goût et qui se distingue de cette manière des nouveaux riches », explique Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC Paris. « Les grands bourgeois estiment qu’ils doivent se différencier par la discrétion, et les signaux subtils qu’ils envoient sont réservés à ceux qui savent les décoder. Le sac Bottega Veneta, il faut savoir le décoder, sinon c’est un sac quelconque en cuir tout comme les vêtements de Maison Margiela, qui est une marque très subtile et très chère. »

L’ultraluxe

Pour Benoit Duguay, professeur titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, le luxe discret, c’est l’ultraluxe. « Ce sont des ultrariches qui veulent se distinguer des plus riches qui achètent du Louis Vuitton, alors ils se procurent des marques encore plus chères que seuls les initiés reconnaissent, ce qui est très prétentieux. Ce sont notamment des milliardaires qui ressentent le besoin de se distinguer des autres, pour eux-mêmes, car le fait de porter un produit de luxe, c’est toujours pour améliorer l’image de soi », analyse l’auteur de Consommation et luxe.

Car le luxe est par définition ostentatoire. Jean-Noël Kapferer cite le philosophe Jean-Jacques Rousseau : « On ne jouit du luxe qu’en le montrant. » « Le luxe, c’est le plaisir. On est dans la jouissance, c’est une notion fondamentale du luxe. On est aussi dans la méritocratie : on travaille, on gagne de l’argent, et on veut montrer cette réussite. Les logos Christian Dior, Chanel, Louis Vuitton sont les blasons modernes. Ce sont des signes mondiaux de richesse, car nous avons les mêmes repères de réussite et de richesse qui sont ces marques mondialisées. Le luxe, c’est la diffusion de signes de réussite mondialisée », explique le professeur à HEC Paris, auteur de Luxe : nouveaux challenges, nouveaux challengers.

PHOTO FOURNIE PAR JEAN-NOËL KAPFERER

Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC Paris

Le luxe a toujours été visible. Le faste religieux, c’étaient les cathédrales avec des dômes en or, puis il y a les châteaux et l’or des grandes familles. La famille Médicis en Italie, c’était le faste, le signe de la puissance, qui n’a jamais été discrète !

Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC Paris

Stéphane Le Duc, porte-parole du Collège LaSalle, rappelle qu’en effet, l’opulence a toujours été présente dans les collections de marques comme Gucci et Versace, mais depuis septembre dernier, il remarque plus de sobriété. « Il y a un vent de changement vers plus de sagesse, le luxe discret prend les devants. Les couleurs sont plus naturelles, on privilégie des matières comme le cachemire, on simplifie le vêtement. Peut-être qu’il y a une prise de conscience de l’environnement ou qu’il y a un malaise face à la consommation ; alors on continue de dépenser, mais dans des valeurs sûres, loin de l’éphémère et du clinquant. On met en valeur le savoir-faire. The Row, créée par les sœurs Olsen, c’est le luxe discret à prix effarant. La marque obtient un succès phénoménal, tout comme Brunello Cucinelli et Jil Sander. C’est tout le contraire de la flamboyance et de ceux qui aiment se faire remarquer. »

  • Imperméable de coton et de soie, The Row, 5780 $

    PHOTO TIRÉE SU SITE WEB DE THE ROW

    Imperméable de coton et de soie, The Row, 5780 $

  • Pull de cachemire, The Row, 3580 $

    PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE THE ROW

    Pull de cachemire, The Row, 3580 $

  • Manteau de cuir, Brunello Cucinelli, 7495 $

    PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE BRUNELLO CUCINELLI

    Manteau de cuir, Brunello Cucinelli, 7495 $

  • Pull chiné coton et lin, Brunello Cucinelli, 1395 $ ; doudoune sans manches en lin, laine et soie, Brunello Cucinelli, 3450 $

    PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE BRUNELLO CUCINELLI

    Pull chiné coton et lin, Brunello Cucinelli, 1395 $ ; doudoune sans manches en lin, laine et soie, Brunello Cucinelli, 3450 $

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

« Une déclaration de supériorité »

« Ce n’est pas une volonté de discrétion, au contraire, mais bien d’être encore plus ostentatoire en portant un vêtement sans logo. Ces vêtements sont au-delà du luxe, car ce sont des marques encore plus dispendieuses. Si on veut vraiment être discret, on porte des vêtements ordinaires », pense le professeur Benoit Duguay.

Jean-Noël Kapferer rappelle que le luxe est avant tout une industrie, un business, et que le marché du luxe surfe sur la montée des richesses mondiales, en particulier en Asie et aux États-Unis. « À chaque crise, on se pose des questions sur le luxe discret. Je reviens de Corée du Sud ; les jeunes Coréens aiment dépenser de l’argent et ne sont pas là pour le cacher, tout comme les Chinois. Ils ne s’expriment pas sur le plan politique, mais ils s’expriment par la consommation. La consommation est un territoire d’expression majeur des classes montantes qui affichent leur réussite et leur gloire », analyse le professeur.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE BOTTEGA VENETA

Sac Large Andiamo, Bottega Veneta, 9490 $

Il estime que chaque marque de luxe représente un type de goût. « C’est le combat du luxe discret contre le luxe visible et du fait qu’il est plus facile de gagner de l’argent que d’avoir du goût. Le luxe discret, c’est le comble de l’ostentation, et le comble du luxe, c’est le fait de ne pas avoir besoin de logo. Pour les ultrariches, c’est une déclaration de supériorité », conclut Jean-Noël Kapferer.

Un sac trop ostentatoire

IMAGE FOURNIE PAR HBO

Le sac Burberry porté par Bridget dans Succession

Une scène dans le premier épisode de la plus récente saison de Succession illustre bien le fossé qui sépare les « nouveaux riches » des vieilles familles ultra-fortunées comme les Roy. Ça se résume à un accessoire : un sac Burberry. Bridget, la nouvelle petite amie de Greg, le cousin de la famille, porte un cabas Burberry avec le célèbre motif à carreaux de la maison de luxe britannique lors de l’anniversaire du père, Logan Roy. Or, Tom Wambsgans, un des gendres du patriarche, remarque avec mépris ce « monstrueux sac ridiculement volumineux où elle peut mettre son lunch et ses chaussures plates pour prendre le métro », beaucoup trop ostentatoire à son goût. Selon lui, le fait d’afficher ce sac Burberry (qui vaut près de 4000 $) fait d’elle une parvenue sans classe, qui ne fait pas partie du même monde que lui.