On entend dans la voix d’Alice* qu’on a affaire à une jeune femme réfléchie et posée, intelligente et articulée, qui fera un jour une excellente maman.

Un jour, mais malheureusement pas tout de suite. Son partenaire, frappé par le cancer il y a plusieurs années, ne peut avoir d’enfant. Le couple avait donc décidé de se tourner vers un donneur de sperme pour concrétiser son projet familial.

Le processus avançait tant bien que mal, avec tous les hauts et les bas que peut entraîner un tel cheminement… puis le coronavirus est arrivé, et soudainement, les donneurs sont devenus pratiquement introuvables.

« Il est venu un moment, pendant la pandémie, où on était en processus d’insémination, ça faisait déjà trois cycles qu’on essayait, et à chaque cycle on se retrouvait à devoir sélectionner un nouveau donneur sur les banques parce que le donneur qu’on avait préalablement choisi n’était plus disponible, qu’il y avait des délais de livraison qui allaient de deux à trois mois chaque fois, ça brisait le rythme des essais… », a expliqué la jeune trentenaire.

Le New York Times rapportait récemment que les banques de sperme sont frappées simultanément par un écroulement de l’offre et une hausse de la demande : non seulement plusieurs femmes auraient-elles décidé de profiter de la « pause » de la pandémie (ou de la nouvelle flexibilité du télétravail) pour fonder leur famille, ce qui aurait rapidement épuisé les stocks disponibles, mais les restrictions sanitaires empêcheraient aussi les donneurs de venir les renflouer.

C’est essentiellement la situation que décrit Alice : si les banques pouvaient disposer de dix ou vingt échantillons par donneur avant la pandémie, aujourd’hui, il n’y en aurait plus que deux ou trois. Et quand ceux-là sont partis…

« Je surveille de temps en temps pour voir si les quelques donneurs qu’on avait sélectionnés au départ sont de retour, mais non, il n’y a plus rien », a-t-elle dit.

Un peu à bout de ressources, le couple a décidé d’explorer la possibilité de dénicher un donneur autrement que par les canaux officiels.

De multiples sites internet, dont des groupes Facebook, existent ainsi pour mettre en contact donneurs et récipiendaires. Il y a aussi des applications qui visent le même objectif.

« Je suis allée voir sur Facebook comment ça se passait, comment les gens s’organisaient entre eux, mais j’ai un peu eu l’impression que c’était n’importe qui n’importe quand, a dit Alice. J’ai revu un peu les mêmes noms de donneurs qui revenaient à chaque fois, et je ne me suis pas sentie super à l’aise avec ça.

J’ai trouvé que c’était un peu le Far West.

Alice*

Pénurie de donneurs

Il est illégal, au Canada, de rémunérer les donneurs de sperme pour leur contribution ; tout au plus peut-on leur rembourser quelques dépenses, mais les règles sont extrêmement strictes.

Les banques de sperme canadiennes doivent donc s’approvisionner auprès de leurs consœurs américaines et européennes. Mais quand on demande aux intervenants du milieu si la pénurie décrite par Alice (et d’autres) est bien réelle, on obtient des réponses contradictoires.

« Dans les banques américaines, il y a encore assez de choix de donneurs pour nos patientes, assure ainsi d’emblée la directrice des laboratoires de Procréa Fertilité, Nicola Dean. On n’a jamais eu de patiente qui nous a dit que le choix dont elle avait besoin n’était pas disponible. »

Et la demande reste forte. « Nous avons plus d’activités qu’avant le début de la pandémie », a dit par courriel le directeur Stratégie, administration et finances de la clinique Fertilys, Sébastien Témoin.

Le président de la banque de sperme canadienne Can-Am Cryoservices, Haimant Bissessar, admet toutefois que les difficultés d’approvisionnement existent bel et bien.

« (Les banques américaines) distribuent du sperme partout dans le monde et pas seulement au Canada, a-t-il dit. Elles alimentent différents marchés, et on dirait que la demande est en hausse à travers le monde. »

Il se pourrait que l’impact d’une éventuelle pénurie aux États-Unis ne soit pas encore pleinement ressenti au Canada, puisque les échantillons disponibles de notre côté de la frontière ont été importés il y a six mois et placés en quarantaine.

« Je dirais que c’est une description fidèle de la situation », répond-il quand on lui demande si les difficultés vues aux États-Unis pourraient avoir des répercussions au Canada au cours des prochaines semaines.

Il assure toutefois que son entreprise s’affaire à trouver de nouveaux fournisseurs (notamment du côté de l’Europe), que le nombre de donneurs disponibles sur son site internet est en hausse et « que l’offre au Canada devrait être adéquate au cours des mois à venir ».

Chacune a ses raisons

Les femmes qui décident de chercher leur donneur en ligne ont chacune leurs raisons.

Certaines évoquent des considérations financières, qu’il s’agisse des frais exigés par les cliniques de fertilité ou du coût d’achat d’un échantillon des banques officielles. D’autres n’ont pas aimé leur expérience auprès des cliniques ou refusent d’attendre leur tour pendant des mois.

Plusieurs souhaitent aussi rencontrer le donneur en personne (au lieu de se fier aux informations sur une feuille) ou valider avec lui qu’il n’aura aucune implication dans la vie de l’enfant (la loi canadienne permet à l’enfant de connaître l’identité de son père biologique quand il atteint 18 ans, un facteur qui décourage aussi certains donneurs canadiens).

Les couples composés de deux femmes sont nombreux à chercher un donneur en ligne. C’est ce qu’ont fait Mélanie* et sa conjointe.

Elle attend aujourd’hui un deuxième bébé d’un deuxième donneur rencontré en ligne. Sa conjointe et elle ont déjà une petite fille de deux ans et leur prochain enfant devrait naître vers la fin du mois de mai.

« On a demandé des photos, des tests de maladie (transmises sexuellement), a-t-elle expliqué dans un courriel. Nous avons fait affaire avec deux donneurs et les deux ne nous ont pas donné leur vrai nom et ça nous va très bien. »

On sent beaucoup de réticence quand on approche ceux et celles qui participent à de telles transactions. Plusieurs ont peur du jugement, d’autres du ridicule.

Mais éventuellement, après des semaines de travail, on trouve des gens comme Alice et Mélanie qui acceptent de raconter leur histoire et de lever un petit coin du voile.

« Un parking tranquille est l’idéal, confie ainsi Mélanie quand on lui demande de décrire la rencontre avec son donneur. L’homme fait son don dans sa voiture dans un petit pot stérile et place le don dans la seringue. Nous avons maximum 20 minutes pour l’injecter dans le corps de la receveuse ! Moi je m’étais installée à l’envers sur le banc passager avec une couverture sur moi pour plus de discrétion. »

Le bien-être de l’enfant

Les donneurs, si c’est possible, sont encore moins bavards que les femmes et il faut trimer dur pour en trouver qui acceptent de s’ouvrir.

Ceux à qui nous avons pu parler affirment que leur décision de contribuer ou non par leur sperme au projet familial d’un couple est guidée d’abord et avant tout par le bien-être de l’enfant qui pourrait naître.

« Mon critère principal est que la mère ou le couple soit réellement dévoué au bien-être de tout enfant qui pourrait en résulter », a dit Owen Bradley, un Ontarien que La Presse Canadienne a rejoint au domicile d’un couple à qui il venait de faire un don et qui a accepté que son identité soit dévoilée.

Je fais de mon mieux pour ne pas discriminer en fonction du statut socioéconomique, tant que je vois qu’ils sont capables de s’occuper de l’enfant, qu’ils ont le temps et le désir de le faire.

Owen Bradley

M. Bradley donne son sperme depuis plusieurs années. Il affirme que ses dons ont permis à cinq femmes d’avoir un enfant ; deux autres seraient actuellement enceintes.

Un Montréalais d’origine qui habite présentement à Porto Rico, Mati Roy, fait lui aussi don de son sperme.

« Plusieurs des familles qui cherchent un donneur sont de bonnes familles, a-t-il raconté lors d’une conversation sur Zoom. Elles sont prêtes à faire cette chose “anormale” pour avoir un enfant. Ce sont donc habituellement de très bons parents. Ce n’est pas un accident pour eux. C’est intentionnel. »

M. Bradley n’a pas de famille qui lui soit propre et il ne prévoit pas en fonder une de sitôt. Si cela était le cas, dit-il, son attention se porterait « ailleurs ». Faire don de son sperme lui permet donc d’appartenir à ce qu’il perçoit comme étant une « famille élargie ».

M. Roy explique quant à lui que « ça fait partie de mon altruisme. J’essaie différentes stratégies pour aider le monde ». S’il admet s’inquiéter de l’augmentation de la population planétaire, il croit aussi qu’il y a un aspect positif à la situation.

« Si la population est dix fois plus grande, nous aurons dix Elon Musk, nous aurons dix Einstein, a-t-il dit. Quand un scientifique fera une découverte, alors ça profitera à tout le monde. »

Sans coparentalité, svp

La très grande majorité des femmes qui sollicitent un donneur en ligne sont catégoriques : l’homme doit accepter qu’il n’aura aucune implication dans la vie d’un éventuel enfant.

« Nous imposons aussi à l’homme aucune implication dans la vie de cet enfant, a écrit Mélanie. Le nom des deux mamans est directement inscrit sur la demande de certificat de naissance à l’hôpital. De plus, l’homme n’a aucun droit sur l’enfant car il n’y a jamais eu de relations sexuelles. Nous gardons aussi tous les courriels échangés afin de nous protéger en cas de problèmes futurs. »

Si MM. Bradley et Roy – qui ne sont pas les donneurs de Mélanie – assurent qu’ils s’accommodent bien de telles exigences, on entend quand même un bémol dans leurs propos.

M. Roy, par exemple, admet ainsi qu’il se demande parfois si l’enfant lui en voudra de ne pas être présent dans sa vie.

M. Bradley, quant à lui, prétend que la majorité des femmes à qui il donne souhaitent qu’il joue le rôle d’un « oncle » dans la vie de l’enfant. Cela étant dit, ajoute-t-il, la décision de maintenir ou non un lien avec lui sera exclusivement celle de la femme.

Et sans rien promettre, il ouvre toute grande la porte à une révision de l’accord conclu au moment du don.

« Je ne suis pas contre l’idée de potentiellement restructurer l’entente pour envisager soit une coparentalité, soit une adoption potentielle, soit le développement d’une relation avec la récipiendaire », a-t-il dit.

C’est d’ailleurs pour cela qu’il donne uniquement près de chez lui, précise-t-il : si jamais l’enfant veut le connaître, il ne sera pas loin.

Zone grise

Reste que ceux qui s’embarquent dans un tel projet, hommes et femmes, s’aventurent dans une zone juridiquement grise qui pourrait potentiellement friser l’illégalité.

« Au Québec, s’il y a une relation sexuelle, il y a une possibilité de filiation », explique d’emblée l’avocate Sylvie Schirm.

Mais l’« insémination naturelle » (la relation sexuelle) semble très peu populaire, vraisemblablement pour éviter que des libidineux n’exploitent le désir de certaines femmes d’avoir un enfant. La « méthode artisanale » (la femme s’injecte le don) semble être la plus prisée.

Me Schirm confirme donc ce que Mélanie écrivait dans son courriel : sans relation sexuelle, les recours de l’homme sont excessivement limités.

On peut imaginer des gens qui vont souper, l’homme accepte de faire don de son sperme, il ne veut pas être impliqué, parfait, mais peut-être qu’il change d’idée après. Est-ce que le fait que ce soit artisanal va empêcher cette personne-là de réclamer une filiation ? Même si en principe la loi dit que non, ce n’est pas évident.

L’avocate Sylvie Schirm

« Et si la femme décide qu’elle ne veut pas élever cet enfant-là seule, qu’elle veut lui donner un père et elle sait qui est le père, on fait quoi ? On ouvre la porte à interpréter les intentions des parties. »

D’autant plus que les lois et la jurisprudence évoluent constamment, rappelle-t-elle. Des provinces reconnaissent par exemple aujourd’hui qu’un enfant peut avoir plus que deux parents.

« Moi je ne conseillerais jamais à quelqu’un de procéder comme ça, a lancé Me Schirm. Vaut mieux attendre un donneur dans un laboratoire, on va avoir la paix juridiquement, ça va être “clean”, il n’y a aucun recours par la suite, il n’y a pas d’interprétation d’intention. »

Au moment de la naissance, dit Me Alain Roy, qui est professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, l’enfant aura une mère et « monsieur sera considéré comme un donneur connu, mais il ne pourra pas revendiquer la filiation de cet enfant-là ; il est un tiers au projet parental de madame ».

Jusque là, ça va, surtout si les deux parties ont pris soin de soigneusement enchâsser leur entente, par exemple avec un acte notarié, et n’ont pas simplement griffonné quelques phrases au dos d’une serviette de papier.

Mais au niveau fédéral, poursuit Me Roy, une disposition peu connue et entrée en vigueur en février 2020 pourrait venir compliquer les choses.

L’article 10 de la Loi sur la procréation assistée « a pour objet de réduire les risques pour la santé et la sécurité humaines inhérents à l’utilisation de spermatozoïdes et d’ovules à des fins de procréation assistée, notamment les risques de transmission de maladie », précise-t-on.

L’article stipule qu’il est « interdit de distribuer, d’utiliser ou d’importer, à des fins de procréation assistée, des spermatozoïdes obtenus d’un donneur et destinés à être utilisés par une personne de sexe féminin qui n’est ni l’épouse ni la conjointe de fait ni la partenaire sexuelle du donneur ».

La loi précise aussi que le sperme doit être mis en quarantaine avant d’être utilisé. Donc, en théorie, une rencontre dans un terrain de stationnement, comme celle décrite par Mélanie, pourrait contrevenir à la loi : le sperme n’a pas été mis en quarantaine et Mélanie n’est clairement pas l’épouse, la conjointe de fait ou la partenaire sexuelle du donneur.

« Évidemment, on peut se dire que c’est théorique parce qu’on ne voit pas comment le gouvernement et les autorités vont pouvoir déceler ce montage domestique et artisanal, a dit Me Roy. Ça prendrait une dénonciation. »

C’est théorique jusqu’au jour où ça ne l’est plus. Les femmes à qui Mati Roy, le Montréalais exilé à Porto Rico, donne son sperme ne font parfois que s’arrêter en voiture devant chez lui, et il sort leur porter le contenant. Qu’est-ce qui arriverait si un voisin, témoin de ce manège, décidait d’appeler les policiers ?

« J’ai de la difficulté à voir la légitimité de l’article 10 dans un contexte plus régulier où j’ai deux femmes qui connaissent un ami et qui lui demandent de fournir le sperme, a ajouté Me Roy. Ce qui est étonnant, c’est qu’on se fasse livrer du sperme comme si on recevait une commande d’Amazon. »

Univers parallèle

En surface, on se demande ce qui pousse des inconnu(e)s à se rencontrer dans un tel univers parallèle dans le seul but de procréer. Mais quand on écoute attentivement, on finit par entendre une petite note de désespoir dans le discours de certains.

Pour un homme comme Owen Bradley, qui vieillit, c’est peut-être la seule occasion qui lui sera jamais offerte d’avoir des descendants.

Pour plusieurs femmes, réussir à trouver un donneur en ligne représente apparemment la dernière chance qu’elles auront de fonder une famille.

« Avant qu’il soit trop tard, j’ai 39 ans, célibataire, et veux devenir maman. Cherche homme qui voudra m’accompagner pour ça et que je vais choisir », écrit ainsi une femme sur un groupe Facebook québécois.

« Je suis une femme célibataire qui a toujours eu le rêve d’avoir un enfant. Je me laissais jusqu’à 35 ans pour y arriver, mais j’ai le syndrome des ovaires polykystiques, donc c’est plus dur pour moi de faire un bébé. Je me cherche un donneur pour m’aider à réaliser mon rêve d’être maman », dit une autre.

D’autres, comme Karine*, explorent toutes les options en même temps. Après une « mauvaise expérience » avec un premier donneur en ligne, a-t-elle dit par courriel, elle a décidé de faire appel à une clinique.

« Afin de mettre plus de chances de mon côté et économiser de l’argent, je me suis tournée vers les groupes Facebook et je suis tombée sur un donneur qui habite à 15 minutes de chez moi, a-t-elle ajouté. J’ai quand même gardé le suivi avec la clinique, car à mon âge, j’ai besoin d’avoir un suivi médical pour avoir un enfant. »

Alice n’avait donc pas entièrement tort quand elle comparait le tout au « Far West ».

La pratique du don de sperme en ligne échappe à toute règle. Chacun semble animé de motivations qui lui sont propres. Et on ne peut que se fier à la bonne volonté et à l’honnêteté de l’autre, ce qui est loin d’être évident quand on réalise que tout ça pourrait très bien être illégal.

Alice et son conjoint ont donc décidé de laisser un peu retomber la poussière avant de relancer leur projet familial.

« On s’est dit qu’on allait commencer par passer à travers la pandémie et qu’on allait se rasseoir après tout ça, quand ça se serait calmé, a-t-elle dit. On a décidé de reporter notre projet à l’année prochaine pour se donner un break, parce qu’à chaque mois c’est stressant, on ne sait jamais si on va avoir accès à notre donneur, c’est toujours compliqué…

« On n’abandonne pas, mais pour le moment on prend une petite pause. »

* À leur demande, le nom de certain(e)s participant(e)s à ce reportage a été changé afin de protéger leur identité.