La voiture de police était de retour à sa planque habituelle. Là où il est interdit de circuler à plus de 30 km/h. C’est contre-intuitif. Le boulevard est large, il n’y a pas de voitures garées pour ralentir la circulation, une courbe se profile entre deux espaces verts, comme sur une bretelle d’autoroute… Rien, rien pour inviter l’automobiliste à respecter une limite de vitesse de zone scolaire.

Pour le policier qui se stationne à cet endroit précis avec son pistolet radar, c’est la manne. Les poissons s’élancent d’eux-mêmes dans la gueule de l’ours. C’est ce que l’on appelle une « trappe à tickets ». Je le sais. J’ai ralenti en voyant au loin la voiture blanche et noire du SPVM. Mais je me suis surpris, arrivant à sa hauteur, à ressentir une drôle d’émotion : le contentement.

Il n’était pas 8 h. Le ministre de l’Éducation s’expliquait sur les bulles de sport scolaire à la radio. Et moi, le critique, le sceptique, le cynique, le bougon qui maugrée lorsqu’il doit se lever avant 7 h 30 — ce qui ne m’était pas arrivé depuis plusieurs mois —, je souriais en croisant sur ma route un policier bien disposé à me prendre en défaut pour quelques kilomètres-heure de trop.

On n’a su que mercredi que la rentrée scolaire de Fiston aurait lieu vendredi plutôt que jeudi, comme prévu. Je n’ai pas pensé qu’il s’agissait d’une nouvelle preuve d’improvisation, d’un simulacre d’organisation, d’un brouillon de culture gouvernementale qui allait nous mener tout droit dans les eaux troubles du flot de retour de la deuxième vague appréhendée de la pandémie. J’ai souri.

J’étais trop occupé à me réjouir d’un semblant de retour à la normalité. Trop occupé à me dire qu’il faudrait de la souplesse, de l’indulgence, et une capacité à changer de cap à tout moment, si l’on espère réussir cette rentrée scolaire.

Fiston n’avait pas l’air mécontent, lui non plus, de retourner sur les bancs d’école, surtout pour apprendre qui seraient ses voisins de pupitre pour les prochains mois. Je l’ai déposé près du parc et je l’ai regardé s’éloigner. Puis, comme un papa poule s’improvisant Columbo, j’ai décidé de garer la voiture et de le suivre à distance, sans qu’il le sache, me dissimulant derrière un VUS de l’autre côté de la rue.

Arrivé devant la porte, au pied de l’escalier, il avait sorti son couvre-visage de son sac. Il cherchait du regard ses amis. Je voyais sa tête frisée faire le guet, à gauche et à droite. Un ami est arrivé, puis trois, quatre, cinq et six. Je les imaginais rire, à leurs épaules qui tressaillaient. Fiston n’avait pas senti le besoin de voir ses amis en chair et en os depuis mars. Ils ont communiqué virtuellement, par casques d’écoute interposés, en jouant à des jeux vidéo ou en regardant ensemble des films. Génération numérique.

Partout autour d’eux, j’assistais à des retrouvailles. On s’accueillait à grands gestes. Les cris de joie étaient à peine camouflés par les masques multicolores. L’enthousiasme était palpable. La directrice de niveau est apparue devant la porte avec un retentissant « Bonjour ! ». Et ils sont tous entrés, mon ado comme les autres. Rentrée réussie.

Je me suis éloigné comme les autres parents poules. Une poignée sur le trottoir. J’étais presque aussi ému qu’à son premier jour de maternelle. Rassuré. Serein. Heureux de reprendre le cours des jours, de retrouver une routine, ragaillardi par l’espoir d’un retour à la « normale ».

Lundi matin, pour la première fois depuis des mois, je ferai l’aller-retour de la maison jusqu’à l’école du plus vieux, près d’un tronçon où il est aussi interdit de conduire à plus de 30 km/h. Je penserai à ceux qui manifestent contre l’obligation de porter un masque dans les commerces et les écoles. Se sentent-ils brimés par les zones scolaires dans leur droit de rouler à la vitesse de leur choix même le week-end lorsqu’il n’y a pas d’élèves en classe ? Trouvent-ils qu’il s’agit d’une limite déraisonnable, imposée par un État dictatorial, à leur droit inaliénable de faire crisser des pneus dans une société libre et démocratique ?

Vers 8 h 15, devant l’école de mon quartier, j’ai perçu le même entrain, le même élan, le même bonheur chez les élèves du primaire que chez ceux du secondaire. Je pouvais, en plus, voir leurs sourires. Une mère a soufflé un baiser à sa fille, qui s’est retournée pour aller rejoindre en sautillant ses amies. Le charme insoupçonné d’un geste anodin.

Fiston est rentré trois heures plus tard de l’école. À peine une demi-journée pour commencer. Un cours de mathématiques. Un autre de PPO. « C’est quoi donc, PPO ? », lui ai-je demandé. Il ne savait pas que c’était le sigle de « projet personnel d’orientation ». « On va nous apprendre à faire un CV, des choses comme ça… »

Dans sa nouvelle classe, il n’y a aucun des amis de son groupe de l’an dernier. « C’est la pire classe ! m’a-t-il avoué, un peu débiné. Mais ça n’a rien à voir avec les élèves. On est au sous-sol, il n’y a pas de fenêtres, pas de tableau interactif. Et on ne sort jamais du local, sauf pour l’éducation physique ! »

Mon fils passera les prochains mois dans un bunker. Même cette idée ne parvient pas à tempérer ma joie de le revoir à l’école. « Nous apprivoiserons l’inconnu, ensemble, un jour à la fois », nous a écrit une voix rassurante de l’école en fin d’avant-midi. C’est exactement ça.

Peut-être que demain sera moins lumineux, moins joyeux, moins enthousiasmant. Peut-être, comme semble le croire Fiston — plus pessimiste que moi —, que la deuxième vague nous guette et que sa classe ne sera ouverte que quelques semaines. Sans doute qu’il ne faut pas baisser la garde. Sans doute qu’on aurait pu faire mieux, se préparer davantage, prévoir le pire.

Je préfère me consoler d’avance en appréciant ce qu’il est possible d’apprécier. Nous aurons goûté, ne serait-ce qu’un moment, au doux sentiment du temps d’avant. À cet état de quasi-normalité, rassurant, qui nous a été brusquement retiré il y a presque six mois. Une illusion ? Un espoir.