Noël est une fête sacrée. C’est surtout une fête sacrée pour ma mère. Ne pas fêter Noël en famille est pour elle un sacrilège. On peut rater des anniversaires, des baptêmes, des mariages et des enterrements, mais pas Noël.

Ma sœur, une nomade qui n’habite plus au Québec depuis plus de 20 ans, sait à quel point ma mère y tient. Aussi, peu importe où elle se trouve dans le monde, elle rentre « à la maison » pour les Fêtes.

Je n’ai pas raté Noël chez mes parents quand j’étudiais en France, l’année de la crise du verglas. Je n’ai pas raté Noël chez mes parents lorsqu’ils habitaient Québec et que je venais de me faire arracher toutes les dents de sagesse, à Montréal, après ma session d’examens à l’université.

L’autoroute 40 avait dû être fermée pendant le trajet, à cause d’une tempête de neige. On avait été redirigés vers la 20 après un grand détour. Quelque cinq heures de route pour me rendre à destination. Je n’avais pas prévu assez de compresses pour absorber tout le sang. J’avais l’air d’un écureuil sur le siège arrière de la voiture de mon frère.

Tout le monde a une histoire de Noël à raconter. De tout temps, on a célébré Noël en famille nucléaire, le 24 décembre au soir. Sauf les quelques fois, dans mon enfance, où l’on s’est rendus en Gaspésie dans la famille élargie, à Pointe-à-la-Croix, à Matapédia ou à Saint-Alexis.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

« Noël se passe invariablement chez mes parents, avec ma sœur, mes frères, et désormais leurs enfants et les miens, autour de la tourtière au lièvre ou de la bouillabaisse gaspésienne de ma mère », explique notre chroniqueur.

Noël se passe invariablement chez mes parents, avec ma sœur, mes frères, et désormais leurs enfants et les miens, autour de la tourtière au lièvre ou de la bouillabaisse gaspésienne de ma mère.

Mes parents décorent au sous-sol un immense sapin artificiel qui se trouvait autrefois dans un grand magasin. Il est tellement grand qu’on n’en voit pas la cime. C’est-à-dire que mes parents n’installent pas le dernier morceau conique, ce qui donne l’impression que l’arbre se prolonge jusqu’au rez-de-chaussée. Sous le sapin s’amoncelle une montagne de cadeaux pour leurs sept petits-enfants.

La seule fois que j’ai raté ce Noël traditionnel, c’est il y a 20 ans. J’avais été envoyé à Paris sur le tournage d’un film de Claude Miller et pour interviewer Maggie Cheung à la veille de la sortie d’In the Mood for Love. Plutôt que de rentrer à Montréal, j’avais poursuivi ma route jusqu’à Jérusalem, rejoindre ma reporter de blonde.

Le temps n’était pas aux réjouissances. C’était le début de la seconde intifada palestinienne. La veille de mon arrivée, on avait tiré sur un minibus qui faisait le trajet de l’aéroport à la Ville sainte. J’avais pris le même type de Sheirut.

Le soir de mon arrivée, après avoir visité le souk et le mur des Lamentations, j’avais eu la brillante idée de revenir à l’hôtel par l’extérieur des remparts de la Vieille Ville. Il n’y avait pas âme qui vive. Dans la vallée juste en bas, vers Bethléem, on a entendu un échange de coups de feu. L’approche de l’anniversaire du petit Jésus n’avait pas calmé l’ardeur des hostilités.

Le surlendemain, pour le réveillon, on avait réservé une table au chic American Colony, mythique hôtel de Jérusalem-Est, où Lawrence d’Arabie, Winston Churchill et John Le Carré ont déjà séjourné. Sa cuisine palestinienne est réputée mondialement. Je rêvais de kebab et de baba ghannouge après le régime d’œufs à la coque et de hareng mariné du buffet de notre modeste hôtel de Jérusalem-Ouest.

Pour faire plaisir à sa clientèle de diplomates et de correspondants étrangers, l’American Colony avait plutôt préparé un menu spécial du temps des Fêtes typiquement occidental : de la dinde dans sa sauce bien brune, des pommes de terre en purée et des atocas. C’était surréaliste de se retrouver dans cette bulle privilégiée, hors du temps, dans le quartier arabe d’une ville disputée, avec la guerre qui se poursuivait juste à côté. Ce fut un Noël bien particulier.

Noël 2020 risque aussi à sa façon d’être mémorable. Depuis le début de la pandémie, ma mère, une infirmière à la retraite, regarde religieusement tous les points de presse du premier ministre Legault. Elle connaît par cœur toutes les statistiques de cas, d’hospitalisations et de décès. Les courbes n’ont plus de secrets pour elle. Si elle écrivait sur Twitter, elle ferait concurrence à mon collègue Pierre-André Normandin et au journaliste de la Gazette Aaron Derfel.

Je sais ce que signifie Noël pour ma mère. Aussi, lorsque François Legault a annoncé qu’il serait possible, à certaines conditions, de se réunir en famille entre le 24 et le 27 décembre, j’ai cru qu’elle allait saisir la balle au bond et sauter sur l’occasion. Nous proposer des visites décalées, un Noël en trois ou quatre temps, en sous-groupes familiaux. J’ai aussi pensé à la gestion du risque, à la santé fragile de mon père, aux six écoles différentes que fréquentent ses petits-enfants. Au casse-tête que représentait tout ça.

C’est ma mère, ma mère Noël, qui a décidé le jour même qu’on ne se verrait pas pendant les Fêtes ! Sinon à l’occasion de courtes visites de balcon. Pour, justement, ne pas prendre de risques inutiles. Mon père m’a même confié qu’ils songeaient à ne pas installer leur grand sapin cette année. Je ne me souviens pas, en 47 ans, de ne pas avoir vu d’arbre de Noël chez mes parents.

Ma sœur ne rentrera pas au pays d’Haïti, où elle habite. Fiston travaillera comme il l’avait prévu à la caisse de l’épicerie. Il n’aura pas à faire une quarantaine de dix jours ni à craindre de contaminer sa mamie, son papi, sa teta ou son gedo. Dans la belle-famille, on a aussi choisi la prudence. De toute manière, mon beau-frère et ma belle-sœur travaillent en milieu hospitalier le 24 décembre. On ne pourra les voir le lendemain, comme à l’habitude.

Je me console en me disant que nous ne serons pas les seuls à rester entre nous à la maison. La plupart des Québécois – 60 % des répondants d’un sondage CROP dont les résultats ont été publiés dans nos pages vendredi – n’accueilleront personne pendant les Fêtes. Nous serons moins nombreux, mais en sécurité. Ça nous fera d’autres histoires de Noël à raconter.