Éclabousser son tout-petit avec de l’eau qui jaillit d’une bouteille. Faire croire qu’on a mangé tous les bonbons d’Halloween de ses enfants. Lancer une tranche de fromage au visage de son bébé. Certains parents trouvent drôle de jouer ce genre de tours, de les filmer et de les publier sur les réseaux sociaux. Mais cela ne fait pas tellement rire les enfants — ni les experts en petite enfance.

Afin de témoigner du phénomène, la psychoéducatrice Solène Bourque a visionné des compilations de ce genre de vidéos, envoyées par La Presse. Elles circulent abondamment sur les réseaux sociaux, au point de devenir virales. « Je ne les ai pas regardées bien longtemps, avoue-t-elle. Je ne me sentais pas très bien. J’ai observé les réactions des enfants et aucun n’a de fun. Aucun. Ils sont surpris ou choqués ou ils se mettent à pleurer. »

Même son de cloche de la part de la psychologue Nadia Gagnier : « J’ai beaucoup de misère avec ça, surtout quand on parle de bébés, âgés de 18 mois ou moins. Le parent rit et le bébé pleure, avec la caméra du téléphone dans la face… »

Précisons que ces courtes vidéos ne montrent pas le contexte de la « blague ». Qu’est-ce que le parent a fait avant ? A-t-il consolé son enfant après ? A-t-il expliqué son geste et s’est-il excusé ? Et surtout, est-ce que cela a été fait une seule fois ? Pour Nadia Gagnier, il est important de ne pas dramatiser. « On s’entend que l’enfant ne sera pas traumatisé pour la vie si le parent a fait cela une fois, dit-elle, mais je me demande quelle est l’intention du parent. Est-ce un manque de jugement de sa part et si cela se répète, eh bien, que va-t-il arriver d’autre à cet enfant ? »

> Regardez une vidéo complète d’une compilation des challenges de la bouteille d’eau

Rires et malaise

Cynthia Côté a déjà joué un tour de ce genre à ses filles, alors âgées de 3 et 6 ans. À la suite d’un « défi » lancé en 2011 par le populaire animateur de télévision américain Jimmy Kimmel, les parents étaient invités à laisser croire à leurs enfants qu’ils avaient mangé tous leurs bonbons d’Halloween. « J’avais vu ça passer sur les réseaux sociaux et sur le coup, j’avais trouvé ça drôle. Mon aînée a tout de suite eu des soupçons, mais ma plus jeune a fondu en larmes. C’était le drame ! J’ai arrêté de filmer et je n’ai pas publié la vidéo », raconte cette maman de Drummondville.

> Regardez une compilation des vidéos du tour des bonbons d’Halloween

Elle avoue qu’elle a « embarqué » dans le mouvement sans trop penser aux conséquences. « Sur le coup, je ne voyais pas le mal que ça pouvait faire. Mais j’ai vraiment eu un malaise », dit-elle en précisant qu’elle n’a jamais refait de tours semblables à ses filles.

Mme Bourque croit que le geste fait par les parents n’est pas étranger à la volonté de suivre un groupe, de faire partie d’une communauté. « Quand on est des parents, surtout de jeunes enfants, on recherche le bonding avec d’autres parents, on aime avoir un sentiment d’appartenance », souligne-t-elle en ajoutant que « cela les conforte dans leurs positions puisque s’ils sont 1000 parents à le faire, ça ne doit pas être si mal ».

Miner la confiance d’un enfant envers son parent

Mais justement : est-ce si mauvais de jouer des tours à son enfant ? Est-ce dommageable ? Après tout, on les manipule pour leur faire croire au père Noël, à la visite de lutins qui jouent des tours, à la fée des dents… Et que dire des jouets de type « boîte à surprise » qui font sursauter les tout-petits depuis la nuit des temps ? « La différence, c’est que ce sont des tours qui font plaisir, qui mettent de la magie », explique Mme Gagnier. Dans le cas des défis qui circulent sur les réseaux sociaux, il y a une intention.

Je pense qu’il faut connaître son enfant pour se permettre de faire ce genre de farce. Encore là, je veux nuancer : cela dépend de l’âge et du tempérament de l’enfant, de la fréquence et de l’intensité de la blague… et du lien d’attachement.

Nadia Gagnier

Selon les deux expertes de la petite enfance, si la blague est faite régulièrement, cela peut miner la confiance de l’enfant envers le parent. « C’est un manque d’écoute, d’empathie, de sensibilité et de respect, dit la psychologue Nadia Gagnier. Et le fait de faire la blague avec le téléphone allumé et ensuite de rendre publique la vidéo, ça a quelque chose de prémédité, d’un peu machiavélique… Le parent est censé soutenir son enfant, c’est sa figure d’attachement ! »

CAPTURE D’ÉCRAN D’UNE VIDÉO YOUTUBE

Éclabousser son tout-petit avec de l’eau qui jaillit d’une bouteille est un des challenges proposés sur l’application TikTok.

Mme Bourque y voit un message contradictoire, puisque « le parent est celui qui apaise l’enfant s’il est confronté à un stress, et dans ce cas-ci, c’est lui qui provoque ce stress ». S’il n’a pas la capacité cognitive pour comprendre ce qui se passe, le très jeune enfant a une perception sensorielle. « L’enfant de 12 ou même de 6 mois comprend que quelque chose cloche, que la situation n’est pas normale », indique-t-elle.

Elle a été choquée par les prises vidéo dans lesquelles ce sont des bébés qui sont surpris par leurs parents. « Avant 2 ans, sérieusement, je ne comprends pas, laisse-t-elle tomber. Les bébés sont dans leur phase d’apprentissage de la confiance, de l’autonomie… On est en droit de se demander quelle est l’intention et la motivation du parent. »

Est-ce qu’il faut montrer du doigt la course aux clics et aux « j’aime » qui régit les réseaux sociaux ? « On a parfois l’impression que les gens sont en recherche d’attention », avance Mme Gagnier. Selon Cynthia Bédard, maman de deux enfants de 8 et 9 ans, ces défis, où les parents se relancent les uns les autres, sont complètement déplacés. « Certains parents trouvent approprié de non seulement se permettre ce genre de blagues, mais de les filmer et de les faire partager sur les réseaux sociaux ? Mais qui a envie d’être le dindon de la farce ? »