Imaginez un jeu virtuel mettant en scène un propriétaire de « club de fitness », vous, dont le but serait de faire maigrir ses clients, à coup de points gagnés pour chaque calorie perdue. Le tout sur fond de musique dynamique, avec des bonshommes amusants et archicolorés. Pour les enfants de 4 ans et plus, dans une application mobile près de chez vous.

Blague ? C’est bel et bien ce que propose Fitness Club Tycoon, un petit jeu de simulation immersif téléchargé plus de 1 million de fois sur Google Play, coté 4,6 par ses joueurs, par-dessus le marché.

Ah oui, et les calories fondent littéralement à l’écran, les petits bonshommes ronds atteignant tour à tour leur « silhouette parfaite », au son d’un ding entraînant.

IMAGE TIRÉE DU JEU FITNESS CLUB TYCOON 

Hello Games Team est à l'orignie du jeu Fitness Club Tycoon.

C’est Hello Games Team, l’un des plus grands développeurs de jeux en Chine, s’il faut en croire son site web, qui a imaginé le tout. À ne pas confondre avec Hello Games, petite boîte britannique indépendante, à qui l’on doit notamment No Man’s Sky, entre autres créations innovantes et artistiques.

Dans le jeu, vous jouerez le rôle de propriétaire d’un club de fitness organisant des évènements minceur pour aider les clients à perdre du poids et retrouver une silhouette parfaite.

Description tirée de Google Play

En plus de construire sa salle de sport ou recruter son personnel, le joueur est invité à motiver ses clients. « À la fin, les clients auront perdu du poids, affiné leur silhouette, retrouvé leur beauté tout en gardant la forme. » Le profil type du joueur ? Les « amateurs de fitness » et les « femmes et les hommes désirant amincir leur silhouette et avoir un corps de rêve ».

Sur TikTok, certains recommandent Fitness Club Tycoon, célébrant leur jeu favori, tandis que d’autres dénoncent ses intentions pleines de grossophobie. Fort possible qu’un enfant sous votre toit y joue déjà.

« Ça n’a pas de bon sens »

« Oh mon Dieu, c’est épouvantable ! », réagit Andrée-Ann Dufour Bouchard, nutritionniste et cheffe de projets chez ÉquiLibre. « J’y vois plusieurs problèmes, à plusieurs égards ! » À commencer par le public ciblé et le message véhiculé.

« Déjà, que ce soit pour les enfants, ce n’est pas banal, dit-elle. On sait que dès 4 ans, les enfants se comparent. » Les études démontrent même que 57 % des 9-14 ans francophones du Québec sont insatisfaits de leur forme corporelle. « Le message, c’est qu’être gros, ce n’est pas correct ? Or, on sous-estime à quel point l’insatisfaction corporelle est associée à toutes sortes de comportements nuisibles ». Pensez : surentraînement, régimes, tabac, isolement.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Andrée-Ann Dufour Bouchard

Ça n’a pas de bon sens, il y a encore des jeux comme ça en ce moment ?

Andrée-Ann Dufour Bouchard, nutritionniste et cheffe de projets chez ÉquiLibre

Sophia Zito, présidente du développement des affaires chez Anorexie et boulimie Québec, n’est quant à elle pas si surprise. « Plutôt déçue, dit-elle. Avec tout ce qu’on sait, j’aurais pensé qu’on serait ailleurs… »

« Le but de l’application, c’est la minceur, comme prétexte de santé, mais ça n’en est pas un ! », rappelle-t-elle, craignant au passage que le public plus jeune « internalise » ledit message. « À un âge plus jeune, on n’a pas le sens critique pour dire : ça n’a pas de bon sens. Et si ces jeunes sont aux prises avec d’autres vulnérabilités […], c’est là qu’ils peuvent tomber dans le trouble alimentaire. »

En même temps, ajoute l’autrice Gabrielle Lisa Collard, l’une des premières à mettre le doigt sur le phénomène de la grossophobie au Québec, « les jeunes sont placés devant la grossophobie dans tout ce qu’ils écoutent ! C’est tellement internalisé, il n’y a pas de contre-discours. Tous les personnages gros, en fiction, sont des personnages soit ridicules, soit niaiseux ».

Certes, Fitness Club Tycoon n’est pas le premier du genre, ni malheureusement le dernier. N’empêche, ajoute-t-elle : « Voir qu’on fait un jeu du fait de faire disparaître un corps qui ressemble au mien, c’est rushant. En même temps, on baigne là-dedans tout le temps ! »

Alors on fait quoi ? Les experts consultés suggèrent différentes pistes : outre la vigilance, l’importance de « recadrer » le fameux message, déconstruire plusieurs croyances (non, perdre du poids n’est pas si simple), rappeler que le sport vise d’abord le plaisir, que la diversité corporelle, c’est naturel, et pourquoi pas remettre en question ces modèles de beauté ?

Sans oublier, ultimement, la fameuse question de la gestion des écrans, de l’importance d’une routine, et de temps virtuels prédéfinis. « On est beaucoup trop sur les écrans, c’est une tendance qu’il faut absolument renverser », rappelle Marco Mailhot, psychoéducateur, conférencier en cyberdépendance et père d’adolescents. « Surtout les jeunes de ces âges-là, ils ont besoin d’être à l’extérieur ! »