Elles ont plus de 40 ans. Des enfants. Souvent une carrière. Et pour toutes sortes de raisons, les revoilà à l’université, à passer le plus clair de leurs soirées (heures de repas, week-ends et autres congés) à étudier. Qui sont ces femmes ? Et pourquoi ce grand retour ? Entretiens variés, émotifs et surtout… fiers.

Une trajectoire professionnelle au féminin

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Nancy Fuoco, 51 ans, en train d’étudier pour un énième examen

19 h, un gros jeudi soir d’automne. Nancy Fuoco nous accueille dans son coquet salon de Saint-Michel. Elle vient à peine d’éteindre son ordinateur, après un cours en ligne en gestion de travail, en direct de l’Université de Montréal.

Les journées sont longues pour cette mère de famille qui travaille en prime à temps plein (et à l’autre bout de la ville), qui a accepté de nous rencontrer en attendant sa fille pour aller manger une bouchée. N’empêche qu’elle ne se fait pas prier pour nous raconter son parcours cahoteux, certes, mais victorieux.

« Je suis la première de la famille, la seule, à aller aussi loin ! » Du haut de ses 51 ans, Nancy Fuoco a en effet presque fini un baccalauréat par cumul, entrepris il y a trois ans à peine (et merci à la pandémie, qui aura eu le mérite de lui permettre d’accélérer le processus).

La première, mais assurément pas la dernière. D’ailleurs, elle l’a bien dit à sa fille. « Je veux te léguer un chemin. Je veux que notre branche de la famille, on soit des universitaires. »

Elle n’a pas peur de le dire. « Pour moi, c’était une grosse honte, a failure. I was ashamed, tu sais ? De ne pas avoir plus qu’un cégep », confie-t-elle, en alternant allégrement le français et l’anglais, mais heureusement pas l’italien (!), pourtant sa langue maternelle. « C’est niaiseux, mais c’est ça : je ne voulais pas mourir sans certificat. […] Quand on dit : née pour un petit pain, ça me suivait… »

Alors après avoir fait tous les boulots possibles, du secrétariat à la comptabilité en passant par du ménage, elle a commencé un premier certificat. Enchaîné avec un deuxième. Et la voilà, non sans peine (elle a dû se prendre un tuteur — « je ne comprenais rien ! »), à deux doigts de terminer son troisième. Bref, d’avoir enfin son diplôme : un baccalauréat.

À ce jour, je ne sais pas ce que je veux faire dans la vie, mais je veux me tenir la tête haute : moi aussi, j’ai réussi !

Nancy Fuoco, 51 ans

Et pourquoi a-t-elle arrêté après le cégep, au fait ? Parce que la vie : elle avait un loyer à payer, un frigo à remplir, et rapidement, elle a aussi eu un enfant à élever. « Fallait que je vive ! »

Une tendance

S’il faut croire les statistiques récoltées par plusieurs universités, Nancy Fuoco n’est pas seule à faire un tel retour sur les bancs de l’école. À l’Université de Montréal, les femmes de plus de 40 ans sont même deux fois plus nombreuses que les hommes du même âge, comptant, en moyenne et depuis huit ans, pour 5,84 % de toutes les nouvelles inscriptions, contre 3,20 % pour les hommes du même groupe d’âge. Si, dans la plupart des établissements, la proportion de femmes plus âgées demeure stable avec le temps, ce n’est pas le cas à HEC Montréal, où les inscriptions au certificat et au DESS ont carrément doublé en 10 ans. Au MBA, rare chasse gardée toujours masculine, les inscriptions des femmes de plus de 40 ans ont explosé, passant de 3,2 % en 2011 à 11,8 % l’an dernier.

« C’est énorme », confirme Pénélope Codello, directrice des programmes de certificats et des diplômes d’études supérieures à HEC, en attribuant ce « bond » d’abord à une question de « démographie » (les femmes étant, et depuis un bon moment, plus nombreuses que les hommes à l’université), mais aussi à la pandémie. « C’est mon hypothèse, mais la COVID-19 a été très dure avec les femmes, il y a eu beaucoup de licenciements, dit-elle. Et cela peut s’accompagner d’un retour aux études. »

C’est aussi l’avis de Malika Amer-Ouali, 44 ans, inscrite en sciences de la gestion à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Je pense que la pandémie a fait en sorte que les gens se sont réalignés sur leurs objectifs de carrière, plus proches de leurs valeurs », indique la consultante en technologies hôtelières, qui a quant à elle profité du ralentissement de son industrie en 2020 pour se lancer dans ses études inachevées. « C’est le moment ! » Pour cause : elle avait enfin du temps sur les bras, et une motivation dans le tapis.

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Malika Amer-Ouali

C’est un projet de longue haleine ! Je voulais avoir mon bac avant mes 50 ans, et c’est ça qui va arriver !

Malika Amer-Ouali, 44 ans

Comme Nancy Fuoco, Malika Amer-Ouali a mis de côté ses études universitaires plus jeune, faute de savoir ce qu’elle voulait faire de sa vie. Elle a commencé tôt à travailler, gravi des échelons, puis eu un bébé. « Et ça a mis beaucoup de pression ! Je voulais m’assurer d’élever ma fille comme il faut. » Sauf que faute de diplôme, justement, elle a plafonné. Elle ne compte plus le nombre de postes qui lui sont passés « sous le nez », malgré toute l’expérience et l’expertise du monde accumulées.

Mais les hommes prennent-ils tous ces détours, eux ? Pas exactement, répond la sociologue et directrice du Réseau québécois en études féministes, Francine Descarries. Pour une raison toute simple : « Quand l’enfant naît, et toutes les études le disent, les femmes se questionnent sur leur trajectoire professionnelle. Mais les hommes, sauf à quelques exceptions près, ne se posent pas ces questions », dit-elle. Elle voit ce retour sur les bancs d’école des femmes d’un « excellent œil » : que ce soit parce qu’elles ont fini une première carrière, parce que les enfants ont grandi, ou après une séparation, « le retour aux études est une occasion de se redéfinir un projet de vie », résume-t-elle.

Parlez-en à Patricia Perry, 46 ans, qui vient de rentrer dans le programme d’EMBA McGill-HEC, après un long moment à s’occuper de ses deux enfants, atteints chacun d’un TSA (trouble du spectre de l’autisme). C’est que pendant des années, pour ses enfants nés « poqués », comme elle dit, elle a mis toutes ses ambitions de côté.

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Patricia Perry, 46 ans, étudie pendant ses heures de repas.

Ma carrière, mon développement individuel, mon épanouissement à moi en tant que personne ne sont même pas une priorité, c’est effacé. Je suis une mère.

Patricia Perry, 46 ans

Mine de rien, elle a réussi à travailler dans toutes sortes de milieux, à faire toutes sortes de boulots. Tout en mettant toujours en priorité le bien-être de ses enfants. Jusqu’à se frayer un chemin dans les ressources humaines (« je lis bien les gens, j’attribue ça aux handicaps de mes enfants… »), à devenir consultante, puis vice-présidente, dans une société pharmaceutique.

Aujourd’hui, ses enfants étant plus grands, et grâce à un amoureux archiprésent, elle court « moins après [sa] queue ». Elle a surtout décidé, enfin, de réaliser son « rêve », dit-elle, les yeux pleins d’eau. C’est que le sujet est visiblement émotif. « C’est tellement gros ! » Vingt ans plus tard : « J’ai l’occasion, moi Patricia, moi aussi, d’être l’une des personnes les plus importantes de ma vie. Ce n’est pas moi d’abord, mais moi aussi. […] Moi aussi, je suis importante et je mérite que ce soit le fun de faire quelque chose que j’aime. Et… je trippe ! »

Francine Descarries : le parcours d’une pionnière

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Francine Descarries, pionnière des études féministes au Québec

C’était à l’émission Femmes d’aujourd’hui, quelque part dans les années 1970. Une certaine Francine Descarries témoignait… de son retour tardif aux études !

La grande dame de 80 ans, pionnière des études féministes au Québec, nous reçoit chez elle pour nous raconter son parcours coloré, loin des clichés. Habituée des entrevues théoriques, la sociologue et professeure à l’UQAM, directrice scientifique du Réseau québécois en études féministes, se prête volontiers au jeu du témoignage. C’est que son cheminement est parlant. Quoique plein de rebondissements.

Ainsi, dès ses 16 ans, son sort est joué. À la mort de son père (le musicien Auguste Descarries), on décide que la jeune Francine suivra un cours de secrétariat, tandis que son frère, lui, poursuivra ses études, en médecine. C’était « l’époque » et cela allait « de soi ».

La jeune fille pleure « 48 heures », se sent un brin « lésée », mais ne s’en formalise pas davantage. « C’était la mentalité ! » D’ailleurs, elle n’a pas du tout été « misérable » de cette destinée. Tout le contraire, en fait. C’est que rapidement, elle est devenue agente de voyage et, tenez-vous bien, elle a « adoré » : « J’ai eu l’occasion de faire le tour du monde ! » Fait rarissime pour une jeune fille de 20 ans de l’époque.

Elle se marie, a un premier enfant, puis un deuxième, et finit par lâcher son boulot. De nouveau, « c’était dans l’air du temps ». Sauf que cette fois, c’est moins rose. « On vivait dans un quatre et demie et rapidement, j’ai fait le tour de mon univers », glisse-t-elle. Elle a beau « lire et vouloir lire », « c’était emprisonnant ». Francine Descarries cherche ici ses mots.

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Francine Descarries

Je n’aimais pas la gaine qui pesait sur moi, en tant que mère ménagère…

Francine Descarries, sociologue

« Je venais d’une famille d’universitaires, et j’avais beau avoir une certaine culture, je me sentais mineure. Pas mineure. En tout cas, je n’aimais pas ça. » C’était avant de consacrer ses études — sa vie ! — à la question.

Or un beau jour, son mari, fatigué de la voir s’accomplir dans le repassage (!), la « pousse » à reprendre ses études. À ce jour, et plus de 50 ans plus tard, Francine Descarries tient à le souligner : « C’était un homme [NDLR : et c’est un homme, puisqu’ils sont toujours ensemble], dans les années 1960, capable d’admiration pour sa femme, se félicite-t-elle, il ne se sentait pas menacé par moi ! […] J’ai toujours eu un mari qui m’a soutenue. » Ce qui n’est pas le cas de toutes leurs fréquentations. « Dans mon milieu d’amis, il y en avait qui n’étaient pas certains de cette idée de me sortir du modèle traditionnel… », glisse-t-elle.

À 27 ans, Francine Descarries entre donc au cégep (et merci ici à la « démocratisation de l’enseignement postsecondaire au Québec »), en sciences humaines. Oui, avec maths (« à votre âge, les maths, c’est compliqué ! », la met-on pourtant en garde). Ça ne l’arrête pas, puisqu’elle ira jusqu’au doctorat, à l’Université de Montréal.

Comment fait-elle, avec des enfants en (très) bas âge ? « Il fallait, et vous allez voir, c’est très féminin — et cela précède ma trajectoire féministe —, que personne ne souffre de ma décision. » Alors Francine Descarries se fait la mère la plus investie du monde. Elle emmène ses enfants partout, cuisine des biscuits de Noël pour tout le voisinage, sans jamais, ou presque, demander d’aide à personne. « J’avais la conviction que je pouvais tout faire… »

C’est que dès que les enfants s’amusent, elle étudie. Ses cahiers sont toujours ouverts, éparpillés dans la maison. Et Francine Descarries a en prime la « grande chance » d’être un oiseau de nuit. « J’ai écrit mon mémoire et ma thèse de nuit ! » Mais, fait à noter, « toujours dans le plaisir » !

J’ai une très bonne santé et j’ai toujours pris plaisir à ce que je faisais. […] J’avais l’impression de faire ce que je voulais faire, et je n’en ai jamais voulu aux circonstances.

Francine Descarries

D’où lui vient sa fibre féministe, alors ? Son engagement ? « J’aurais bien voulu devenir féministe en lisant Beauvoir et en ayant un éclair ! Mais non, ironise-t-elle. Ça m’est plutôt venu à l’usure. En travaillant sur la question des femmes, dès le cégep. »

D’ailleurs, dès cet instant, c’est évident. Elle allait poursuivre ses études longtemps. Elle n’a jamais arrêté. Surtout : « Je n’allais plus jamais rester à la maison… »